JAZZ ODYSSEY (THE)+[THE SMITH GIRLS]
Jimmy Rushing c’est le fameux chanteur qui « crie » le blues par-dessus l’orchestre de Count Basie. Count Basie avait coutume de dire qu’il a été son véritable bras droit depuis 1936, date à laquelle le blues shouter, originaire d’Oklahoma City, rejoint officiellement l’orchestre du célèbre pianiste-compositeur-leader, bientôt en partance pour New York. Il s’établit une immense complicité entre les deux hommes qui durera bien après 1950 et les successives dissolutions/reformations du Count Basie Orchestra. Il faut entendre Jimmy Rushing s’époumoner en 1957 aux côtés du légendaire saxophoniste Lester Young au beau milieu d’une tornade de cuivres à peine rafraîchis par le piano de Basie dans le célèbre enregistrement live « Count Basie At Newport ».
Sans l’enthousiasme forcené de Jimmy Rushing pour l’encourager à poursuivre, Count Basie aurait peut-être tout envoyé promener dès les années 30. Il faut dire que c’était l’époque de la Dépression aux États-Unis et que les jazzmen souffraient comme beaucoup de la forte récession économique, du manque d’emploi et de la prohibition.
Qu’est-ce qu’un blues shouter ?
C’est un chanteur de blues qui possède une voix suffisamment puissante pour pouvoir s’imposer au milieu des instruments d’un jazz-band et plus souvent encore, d’un grand orchestre. Par leur style vocal, les blues shouters du début et de la première moitié du 20e siècle - Jimmy Rushing et plus encore Big Joe Turner de Kansas City, mais aussi Wynonie Harris du Nebraska, Walter Brown qui a chanté aux côtés de Charlie Parker, ou cet autre jump blues singer de Cincinnati, H-Bomb Ferguson… - sont les véritables précurseurs du rock’n’roll.
Rushing est né avec le 20e siècle (1901 ou 1903), c’est un arrière-petit-fils d’esclaves, ses parents étaient tous deux musiciens dans les chorales à l’église ou dans les brass bands. Son oncle jouait et chantait dans les « Sporting Houses », les bordels, où il gagnait plus d’argent qu’à l’église évidemment. Il réussit à convaincre le petit Jimmy Rushing de chanter le blues, ce qu’il fit rapidement tout en apprenant le piano en cachette de son père qui le destinait au plus sage et respectable violon.
En effet à cette époque et dans ce milieu socioculturel, le piano était associé à la musique des bars malfamés liés à la prostitution: honky tonk music and honky tonk woman in honky tonk bar… Ce qui n’était pas très indiqué pour le petit Jimmy qui, malgré l’interdiction de son père, s’est vite retrouvé au piano dans un bar quand, sur le chemin de l’école, il s’était aventuré à frapper à la vitre par laquelle filtrait le blues, ce qui l’intriguait au moins autant que la vision des jolies filles un peu spéciales qui dansaient à l’intérieur et lui ont répondu: « - Can you play the blues? – Yes. – Then sit down and play »… Rushing deviendra le pianiste officiel de son école secondaire et plus tard à l’université, il rencontrera quelques grands pianistes.
Il termine brillamment ses humanités et ne pense plus qu’à voyager pour élargir son univers musical.
Il se rend à Chicago, fréquente les chanteuses de Blues et, lorsqu’il gagne la Californie en 1921, il se met à chanter professionnellement, très fier d’avoir pu jouer et chanter dans un bar avec son idole le pianiste Jelly Roll Morton. De retour au pays en 1926, pour la qualité de son chant, il fut rapidement engagé par les Blue Devils, l’un des Territory Bands [jazz dance band itinérant] les plus célèbres à l’époque et qui remportait haut la main toutes les compétitions entre orchestres dans les États américains du Midwest. « Sans une bonne paire de poumons pour couvrir les cuivres éclatants et le bruit des danseurs dans ses immenses halls, on ne vous laissait pas chanter » se souvient-il dans une interview, « … les micros se répandirent vers 1933 et un autre genre de chanteurs apparut alors… ». Les Blue Devils, menés par le contrebassiste Walter Page dès les années vingt, réunirent Lester Young, Count Basie à d’autres musiciens légendaires tels Oran « Hot Lips » Page (trompettiste qui a joué avec Bessie Smith ou Ma Rainey) et Henry «Buster» Smith (saxophone alto, mentor de Charlie Parker et qui a joué avec Duke Ellington ou Ella Fitzgerald)… La grande Dépression des années trente approchant, ces musiciens trouvèrent de meilleures conditions de travail au sein du Kansas City Orchestra mené par le pianiste leader Bennie Moten. Dans cette ville dirigée par un maire corrompu, Tom Pendergast, la vie nocturne était peu affectée par la Prohibition et le jazz en profitait pour fleurir plus librement dans les night-clubs. S’il rencontre un immense succès populaire et constitue une petite révolution musicale - le Kansas City Orchestra est une forme embryonnaire du futur grand orchestre de Basie - le groupe éprouve de grandes difficultés financières. Lorsque Bennie Moten meurt en 1935, Basie rassemble les meilleurs éléments et forme ce qui restera, pour plus de quinze ans, l’un des big bands les plus chauds d’Amérique, réputé pour sa section rythmique solide comme un rock, la fougue de ses arrangements flamboyants, le double jeu de sax ténor et cette incroyable combinaison de swing très enlevé et de blues bondissant du piano de Basie à travers tous les instruments et magnifiquement propulsé par les voix de Jimmy Rushing surtout, mais aussi Billie Holiday, Big Joe Turner, Joe Williams et bien d’autres. Durant les années cinquante et soixante, Rushing diversifia ses collaborations. Plus actif et enthousiaste que jamais, il enregistra pour son propre compte et joua notamment dans l’orchestre de Duke Ellington aux côtés des trompettistes Dizzy Gillespie, Cat Anderson et Clark Terry (les albums « Jazz Party » de 1959 et « Jazz At The Plaza, vol. II » en 1958 avec en plus Billie Holiday). Jimmy Rushing enregistre aussi avec Benny Goodman (voir « Live At The International World Exhibition, Brussels 1958 »), avec le pianiste de blues Earl Hines (voir « Blues And Things » de 1967), avec le saxophoniste Coleman Hawkins (voir « Jimmy Rushing and the Smith Girls »), et avec le célèbre Dave Brubeck Quartet en 1960 (voir « Brubeck & Rushing »). Nombre d’enregistrements antérieurs associent Lester Young et Jimmy Rushing. Mais ses plus fidèles compagnons restèrent le contrebassiste Walter Page, le batteur Jo Jones (« Mr Five By Five » de 1956 à 1960) et le trompettiste Buck Clayton (par exemple « Cat Meets Chick » de 1955).
Tout ceci nous amène à la présente réédition en simple CD de deux albums de Jimmy Rushing parus l’un en 1956, « The Jazz Odyssey Of James Rushing Esq. », l’autre en 1960, « Jimmy Rushing And The Smith Girls ». Tous deux sortis à l’époque en vinyle sur la marque Columbia. Notons que la Médiathèque possède dans ses trésors une édition vinyle de ces deux disques. C’est à la perspicacité du label Lone Hill Jazz - spécialiste depuis 2004 de l’édition en CD d’enregistrements rares, inédits et carrément historiques du jazz des années cinquante et soixante - que nous devons cette parution richement commentée d’un album qui avait reçu en son temps tous les éloges de la presse. Le magazine de référence Down Beat attribuant en 1957 une cotation de cinq étoiles à cette odyssée jazz de Mr Five by Five, ainsi surnommé par son entourage pour sa corpulence originale qui en fait un monsieur aussi large que haut. Il est particulièrement irrésistible en costume, son pantalon lui arrivant sous le menton. Trêve de plaisanterie, examinons d’un peu plus près ces deux albums regroupés.
Qu’attend-on aujourd’hui d’un tel enregistrement ?
Qu’il nous chante une tranche d’histoire de la musique, qu’il nous émeuve par une générosité vocale et instrumentale exemplaire, qu’il nous assure que le blues n’a pas toujours été cette chose ennuyeuse, poisseuse, servant de démonstration à je ne sais quelles marques de super-guitares.
Jimmy Rushing consacre ici trois chansons à chacune des villes où il a participé à l’évolution du jazz :
New Orleans, Kansas City, Chicago et New York. Dans ces villes il a vécu, il a travaillé, il a joué dans les bars, les clubs et les salles de danse. Il a enregistré dès 1927 [selon lui] avec les Blue Devils et en 1929 avec le Kansas City Orchestra. En passant de l’une à l’autre ville, il s’est mêlé à toute une clique de musiciens de La Nouvelle Orléans dès le début des années vingt, il a joué avec des chanteuses de blues à Chicago et ailleurs alors qu’il n’avait pas vingt ans.
Dans ce disque, il y a d’une part les histoires vécues et chantées par Jimmy Rushing et ses proches dans ces villes où Rushing a fait plus qu’y passer: dans chacune, il a pu dire « this is my home… ». Histoires qu’il nous raconte avec un mélange de gouaille, d’ardeur, de tendresse et de jovialité. Du blues pas triste. Et même si l’on ne comprend pas toute sa verve, il y met tellement de cœur et d’expression, que tout s’éclaire et que le sens émerge au détour d’un seul mot et de son intonation.
Il y a d’autre part, les arrangements, souvent l’œuvre du trompettiste Buck Clayton, et les façons de jouer typiques de ces quatre villes. Les styles éclatent ici dans toute leur originalité, mais surtout dans toute leur authenticité. Il a travaillé réellement avec Jelly Roll Morton ou Lester Young, tous deux originaires de La Nouvelle Orléans. Il raconte qu’il a croisé le blues partout, mais qu’un seul accord propre au jeu des musiciens d’une région suffit pour le différencier du blues d’une autre région. Rushing transmet le blues au swing de Count Basie.
Ce disque nous permet de faire la distinction entre un orchestre de style New Orleans, où le pianiste marqué par le ragtime est secondé par un trio indissociable: la clarinette, un trombone, la trompette de Buck Clayton et la section rythmique, et celui de style Kansas City, où le saxophone fait son apparition, où les solos sont plus prononcés, où l’on sent presque la présence de Count Basie L’orchestre de Chicago s’élargit autour du chanteur, comme cela s’était passé à l’époque, cela swingue plus, les solos sont plus délurés et sans transition tout le monde se retrouve dans le big band de New York qui swingue vraiment du tonnerre. À l’image de la ville, tout semble plus grand, plus exubérant, plus éclatant. À noter l’excellent et imperturbable jeu de guitare rythmique de Steve Jordan. Dans cet album de 1956, comme dans d’autres avec Count Basie plus tôt, je n’ai pas l’impression que Jimmy Rushing crie le blues. Sa voix s’impose sans cela, puissante et pleine de nuances, grasse et se gargarisant un peu des bonnes histoires qu’il nous conte. Il ne mâche pas ses mots, sa diction est claire et pleine d’accentuations générant des ambiances distinctes. Complètement dans le blues, sa voix ardente possède toutes les finesses lui permettant d’être comme un coq en pâte dans l’élégance du swing.
Présenté comme un album bonus, « Jimmy Rushing And The Smith Girls » résultant de sessions enregistrées en 1960 à New York, est un bel hommage à la mémoire de quatre chanteuses de blues parmi les plus réputées de leur époque, les années vingt et trente. Sans liens familiaux, elles s’appellent toutes Smith. Bessie, Mamie, Clara et Trixie se sont illustrées dans des genres de blues distincts, urbain pour les unes (notamment Mamie Smith), rural pour les autres (surtout Bessie Smith).
La plus connue, Bessie Smith, a eu son heure de gloire - elle a vendu plus de deux millions d’albums en un an suite à l’enregistrement de « Gulf Coast Blues » en 1923 - qui n’a duré que cinq ans, mais elle a fait forte impression sur Jimmy Rushing. Bessie Smith ayant elle-même été influencée par la pionnière Ma Rainey qui la prit dès 1912 dans la troupe itinérante des Rabbit Foot Minstrels…
Dans ses interprétations, Jimmy Rushing fait une fois de plus preuve de beaucoup de flexibilité vocale et de chaleur. Les arrangements sont savoureux, équilibrant les interventions des uns et des autres: Coleman Hawkins au sax ténor, Claude Hopkins au piano, Buster Bailey à la clarinette, tous trois musiciens de Gertrude «Ma» Rainey ou Bessie Smith.
Nombre des musiciens cités, dont Jimmy Rushing, Count Basie, mais aussi Earl Hines ou Dave Brubeck, ont été, tour à tour, invités à jouer sur le plateau télé de l’émission américaine «Jazz Casual» de Ralph J. Gleason entre 1961 et 1968. Le coffret de huit DVD « The Complete Jazz Casual Series » rend compte à merveille du jeu et des histoires de ces musiciens fabuleux.
Voilà une série télé qui devrait circuler dans toutes les écoles !
Pierre Charles Offergeld