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Pointculture_cms | critique

XYLOBIONT

publié le

Champignon Xylophile à forme d'oreille

D'après certains sites d'amateurs – jazzeux ou… petits rigolos – il circule dans les milieux jazz une blague, ou une boutade, dont la version raccourcie et ramassée donnerait à peu près cec i:
- Tant qu'on entend le batteur tout va bien, il n'y a rien à craindre
- Euh ?!?!?
- Parce que dès qu'il s'arrête, on a droit à un solo de contrebasse

 

Préliminaires historiques rapides

Pour aller très vite, dans les formations jazz - grandes ou petites et à travers les différents styles et époques - le contrebassiste a souvent surtout assumé un double rôle, rythmique et harmonique. Pour Michel Gaudry, contrebassiste français de studio et de sessions ayant joué entre autres avec Duke Ellington ou Billie Holiday, Barbara ou Serge Gainsbourg, l'instrument peut être considéré comme « une sorte de batterie souple qui serait accordée ». Dès les années trente, Jimmy Blanton par son jeu à la fois lyrique et flexible ouvre de nouveaux horizons en faisant de la contrebasse une voix à part entière au sein de l'orchestre de Duke Ellington, capable de dialoguer avec des instruments déjà considérés comme mélodiques tels que les cuivres. Au cours des décennies suivantes, des musiciens comme par exemple Charles Mingus et Scott La Faro continueront avec brio l'exploration de ces nouveaux possibles.

 

 

Barre Phillips : « Journal violone » / « Basse Barre »
La force libératrice d'une matière sonore anoblie

Si l'on en croit d'autres sites de spécialistes – pas de petits farceurs, cette fois – la révolution du premier disque entièrement consacré à un solo de contrebasse improvisé – tous les mots comptent: disque / entièrement / solo / contrebasse / improvisé - date d'une année riche en bouleversements : 1968. Selon les – splendides ! – notes de pochette du disque, il y a une femme (« Elle »), dans l'ombre, en coulisses, qui pousse un homme (« Elle dit… il faut prendre le risque »), le contrebassiste Barre Phillips, débarqué un an plus tôt des États-Unis à rendre un hommage osé - amoureux donc au-dessus du vide, sans filet - à quatre siècles d'histoire de son instrument (la composition se nomme « Journal violone »; le violone étant l'ancêtre, aux seizième et dix-septième siècles, du temps de Bach et de Monteverdi, de la future contrebasse). « Journal violone » (rebaptisé « Basse Barre » pour sa sortie française sur le label Futura de Gérard Terronès) se présente comme un don, comme une main tendue : « Elle dit… il faut prendre le risque Le continuel appel du désir profond de ressentir – l'amour, la peine. Mon corps cherche un son pour vous toucher là où dans la vie de tous les jours je ne peux pas. Une quinte ouverte exprime tout ce que je suis et ce que j'ai à donner. Quand j'étais petit, je me réfugiais dans la musique, à l'abri du monde, attendant sans savoir que Dieu descende en moi. Il nous faut sentir l'amour et la douleur, et en les ressentant, nous saurons comment agir. Je présente moi-même ma musique parce que je veux établir le contact avec vous dans l'espoir que nous découvrirons que nous avons quelque chose en commun et qu'alors, une fois là-bas, à partir de ce commun… ».

Une autre histoire, complémentaire - moins poétique, plus terre à terre – de la remontée à la surface de cette pierre blanche discographique a été racontée il y a quatre ou cinq ans par Barre Phillips à Andrey Henkin du site allaboutjazz.com. À l'automne 1968, le compositeur new-yorkais de musique classique contemporaine Max Schubel avait rejoint Barre Phillips à Londres pour y enregistrer une pièce (composée, donc) pour contrebasse, violoncelle et flûte. Une fois ce job-là accompli, le compositeur annonça au contrebassiste qu'il allait bientôt rejoindre les nouveaux studios de musique électroacoustique de l'Université de Columbia et qu'il y travaillerait bien sur ses sons de contrebasse s'il avait à sa disposition une bande présentant un éventail des possibilités solo conjuguées de l'instrument et de l'instrumentiste. Barre Phillips marqua son accord et une session d'enregistrement fut organisée le 30 novembre 1968 dans une église de Londres. Puis, à l'écoute du résultat, ce qui n'aurait dû représenter que de la matière sonore à retraiter ultérieurement dans une démarche électroacoustique s'imposa – d'abord aux oreilles de Schubel - comme pouvant faire l'objet d'un disque sur son label Opus One.

Ce deuxième mythe fondateur est intéressant parce qu'il souligne les liens entre la contrebasse jazz et la musique classique de la seconde moitié du vingtième siècle. Longtemps, dès les années trente, la recherche cadrée – au sein de leurs formations respectives – des contrebassistes jazz classiques, en termes de technique (virtuosité, vitesse, pizzicatos à plusieurs doigts) et de sonorités, a par contrecoups fait prendre conscience aux compositeurs classiques de nouvelles possibilités de l'instrument. Avant que, dans un second temps, par cette porte de sortie involontairement ouverte («That record is an accident with Max Schubel»), un musicien électroacoustique en devenir ne pousse donc un premier contrebassiste improvisateur moderne à faire un pas supplémentaire vers le vide et la liberté, vers un territoire encore à défricher… Une terra incognita vers laquelle, depuis quarante ans, sont partis des explorateurs (rarement exploratrices) nommés Alan Silva, Malachi Favors, Henri Texier, Peter Kowald, Joëlle Léandre, William Parker, Domenico Sciajno, Ingebrigt Haker-Flaten, Peter Jacquemyn… Ou John Eckhardt… [cf. discographie « 100% contrebasse » en bas de page]

 

 

Le port d'attache du contrebassiste

John Eckhardt, contrebassiste allemand né en 1974, est lui aussi lié à la musique classique contemporaine. Il a appris la contrebasse classique à Lübeck, puis aux États-Unis auprès de Robert Black, a collaboré avec par exemple Alvin Lucier ou Christian Wolff et fait partie d'une série de formations dédiées à la musique contemporaine telles que Klangforum Wien, musikFabrik, l'Ensemble Resonanz ou l'Ensemble Courage. Il a aussi enregistré une version remarquée de la pièce « Theraps » écrite pour contrebassiste solo par Iannis Xenakis. S'inspirant clairement de la phrase d'accroche au dos de la pochette de son disque d'improvisations solo « Xylobiont » (« John Eckhardt brings the technique and sensibility required by the music of Xenakis, Feldman and Ligeti to this debut recording of improvisations  »), on trouve difficilement une chronique du disque qui ne cite cette sainte Trinité. Ce n'est bien sûr pas faux, mais d'une vérité toute parcellaire. Qui – à part lui-même – nous raconte qu'Eckhardt est venu à la contrebasse par la basse électrique, passé au jazz en venant du funk, qu'on le retrouve un peu caché au milieu des boîtes à rythmes et synthés des hörspiele miniatures du facétieux cosmonaute electro-pop Felix Kubin [« Musik für Theatre and Radio Play » - ? Qui, enfin, souligne que son intérêt pour les basses fréquences, y compris dans leurs dimensions les plus digitales et amplifiées, l'a récemment fait ressortir sa basse électrique pour un projet live de soundscapes [paysages sonores] d'inspiration… dubstep ! Eckhardt se pose bel et bien comme un musicien de sa génération, moins coincé que ses aînés par les étiquettes, les ornières et les catégorisations trop contraignantes. Dès lors, c'est peut-être la dernière ligne de sa biographie qui est la plus importante : « John lives within hearing distance of the Hamburg harbor  » : John vit à Hambourg, à « distance d'écoute » du port.

La qualité de l'écoute et une sensibilité aiguë à un large éventail de sons – aussi l'évocation, par la vibration des cordes et la résonance du bois, des sons de la ville et de la nature – sont très présentes sur cet excellent disque à la pochette ornée par l'image quasi programmatique d'un champignon à forme d'oreille. En allemand, le mot « xylobiont » semble désigner toutes les formes de vie (insectes, champignons) vivant dans et sur le bois. On perçoit bien sûr l'allusion entre cette vie microscopique des troncs et autres souches et la mise en vibration de l'épicéa, de l'érable et de l'ébène généralement utilisés pour donner corps et voix aux contrebasses.

Ce qui impressionne beaucoup ici, c'est comment ce disque ancré dans une certaine orthodoxie du refus et de la négation (« No overdubs, no edits, no electronic processings » - pas de montage, pas de superpositions de couches, pas de retraitements électroniques) s'élève clairement vers une dynamique positive faite de propositions, voire d'affirmations, constructives. Cet album dégage une énergie très réconfortante. Comme Andy Moor avec son album de solos pour guitare électrique « Marker » sorti l'an dernier, John Eckhardt arrive à dépasser ici l'effet de catalogue des possibilités sonores d'un instrument pour proposer… de la musique.

La première plage Bäck donne à entendre une sorte de bourdon acoustique tournoyant joué à l'archet. La masse sonore pivote sur elle-même, mais d'une rotation irrégulière et déséquilibrée. Un peu comme une toupie qui sans cesse diffère l'instant de sa chute… Le morceau Filum évolue dans les mêmes sonorités mais selon une progression linéaire plutôt que circulaire. Mbhere, Mob et surtout TTzz sont joués pizzicato [par pincement et claquement des cordes] et jouent plus une dynamique de remplissage: le passage de notes assez détachées, isolées au milieu de relativement longues respirations de silence, à une structure de plus en plus densifiée, polyrythmique et enchevêtrée – quasi sautillante dans le cas de Mbhere. Les plages Bruson et Tenh sont celles où la contrebasse est peut-être la plus méconnaissable et qui, par leurs ambiguïtés entre frottements et souffle, entre cordes et vents, évoquent le plus les échos distants de la ville industrielle, le port de Hambourg au lointain. Enfin, l'improvisation la plus spectaculaire est sans conteste Noo Bag: longue (dix minutes) et jusqu'au-boutiste pulsation minimaliste qui, s'il n'y avait la chaleur et la rondeur des notes de contrebasse, pourrait facilement nous faire croire à un morceau de musique électronique.

Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'immense bonheur de tomber sur un disque qui, sorti de l'inconnu, nous fait tant de bien.

Philippe Delvosalle
octobre 2008

 

 

[D'ici la mi-décembre pour le site se trouvera ici la discographie sélective 100% Contrebasse]

 

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