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Pointculture_cms | critique

« Jojo Rabbit » : peut-on rire avec Adolf Hitler?

Taika Waititi : "Jojo Rabbit"
Adaptation libre du roman de l'autrice belge et néo-zélandaise Christine Leunens, « Jojo Rabbit » s'affranchit de l’œuvre dont il s'inspire par un traitement humoristique et empreint d'un recul salvateur quant aux exactions commises par le régime nazi.

Sommaire

Adolf Hitler : une icône pop(uliste)

Dès 2004, Christine Leunens publie son second roman dont la version originale fut baptisée Caging Skies (en français, Le ciel en cage). Narrateur subjectif du récit, Johannes Betzler est un jeune garçon viennois, témoin ravi de l'annexion de l'Autriche par le IIIème Reich. Si l'on peut douter des vertus démocratiques de toute invasion militaire, l'adhésion du peuple autrichien à la cause nazie se traduit sans équivoque par l'accueil réservé à Adolf Hitler le 15 mars de l'année 1938, sur la Heldenplatz de Vienne.

Évoqué dans le roman, l'événement dépeint donc une foule en liesse, massée à l'occasion d'une fête à laquelle « tout le monde avait le droit de participer », selon les termes d'un Johannes Betzler béat devant tant d'unité nationale. Cette formule, en apparence anodine, est révélatrice du marasme politique dans lequel est empêtrée l'Autriche en cette décennie 1930, prisonnière d'un régime fasciste au parti unique et autoritaire… et n'attendant plus qu’un Führer pour rétablir un semblant d'alternance idéologique en son sein, avec le résultat historique qu'on connaît.

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Et si le Jojo Rabbit de Taika Waititi n'a pas vocation à évoluer dans la capitale autrichienne, le cinéaste gratifie son spectateur d’un générique d'introduction de nature à lui causer autant de stupeur que de fascination : un montage d'archives assemblant plusieurs apparitions publiques d'Adolf Hitler, adulé par des groupies en larmes à la manière des icônes pop des années 1960... et ce au rythme d'un morceau des Beatles (Komm, Gib Mir Deine Hand). Presque sans effet d'anachronisme, par ailleurs, tant le son et les images se synchronisent naturellement. Une telle entrée en matière donne le ton d'une œuvre satirique dont l'humour narquois s'appuie amplement sur la performance de son réalisateur dans la peau du personnage d'Adolf Hitler, Taika Waititi n'hésitant pas à s'octroyer régulièrement un rôle prépondérant dans ses propres films, à l'instar de What We Do In The Shadows (2014) et Thor : Ragnarok (2017), pour ne citer qu'eux.

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Taika Waititi s’emploie à tourner en dérision les stéréotypes antisémites les plus grotesques, ceux-ci apparaissant alors davantage comme des chimères à l'épreuve du bon sens que comme des affirmations travesties en vérités scientifiques... — ,


De l'antisémitisme au biberon

En tant que jeune garçon enclin à céder à l'impérieux sentiment d'appartenance suggéré par la rhétorique nazie, le personnage de Johannes dénote un aspect crucial du livre, traité avec le second degré qui caractérise Taika Waititi dans son adaptation cinématographique : le prosélytisme aryen à destination de la jeunesse du Reich. Dressée dès la petite enfance à penser selon un eugénisme faisant l'apologie du concept de "race germanique", cette dernière est encadrée par la Jungvolk – premier niveau des Jeunesses hitlériennes – prolongement logique d’une scolarité basée sur la doctrine national-socialiste.

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Là où Christine Leunens aborde sans détours la question de l'enseignement académique d'un antisémitisme décomplexé, teintant néanmoins sa prose de la naïveté feinte de celle qui s'exprime à travers un personnage enfantin, Taika Waititi s’emploie à tourner en dérision les stéréotypes juifs les plus grotesques, ceux-ci apparaissant alors davantage comme des chimères à l'épreuve du bon sens que comme des affirmations travesties en vérités scientifiques. Au contraire des recherches en biologie, génétique et anthropologie menées sous le régime nazi, disciplines largement instrumentalisées à des fins de propagande.

En ce sens, l'approche humoristique du cinéaste néo-zélandais consiste essentiellement à mettre en relief l’hypothèse racialiste à l'aune des caractéristiques physiques distinctives des prétendues « races humaines ». Et puisque la notion de « race juive » échappe manifestement à cette logique, ses représentations dans l'imaginaire collectif font sans surprise l'objet des fantasmes les plus conspirationnistes.

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Les trames narratives respectives du livre et de son adaptation se chevauchent pour une large part, à ceci près que le traitement adopté par Taika Waititi agit tel un filtre édulcorant sur le récit original. — ,


« Elsa et la Bête » ou « La Belle et Jojo » ?

Si le film ne se prive pas d'ironiser sur les difformités physiques – dignes de contes pour enfants – ainsi que les déviances morales communément attribuées aux Juifs, l'ouvrage de Christine Leunens met précisément le doigt sur leur faculté présumée à se fondre dans la masse des sociétés occidentales, si bien que son jeune narrateur finit par nourrir une peur pathologique à leur égard, crainte fabriquée de toutes pièces par le système éducatif en vigueur sous le IIIème Reich.

C’est dans de telles conditions d’endoctrinement, apte à saper toute éducation familiale basée sur la tolérance – la mère de Johannes, interprétée par Scarlett Johansson dans le film, est membre active de la résistance – que celui-ci fait la découverte du personnage d’Elsa, une jeune fille juive tapie dans les murs de la maison familiale... Alors qu'il revient du front, défiguré et amputé d’un bras, Johannes s’éprend de celle qu’il avait pourtant juré de haïr par amour pour son Führer.

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A cet égard, les trames narratives respectives du livre et de son adaptation se chevauchent pour une large part, à ceci près que le traitement adopté par Taika Waititi agit tel un filtre édulcorant sur le récit original. En effet, si Jojo est déclaré inapte au combat, ce que le film ne manque pas de dépeindre comme une humiliation au regard des valeurs belliqueuses prônées par le Reich, ce n'est pas tant du fait de son infirmité que par nécessité scénaristique : sa démobilisation lui autorisera la distanciation nécessaire à l'émergence d'un scepticisme envers une propagande nazie alors profondément intériorisée. Quant à Elsa, sa version filmique – jouée par une jeune actrice prometteuse du nom de Thomasin McKenzie (Leave No Trace - 2018) – se départit de toute réelle propension à la manipulation d'un petit bonhomme transi d'amour pour elle, au contraire de son homologue livresque que Christine Leunens esquisse volontiers sous des traits retors.

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Si la passion de Jojo pour Elsa est bien réelle, Taika Waititi veille à ne pas cantonner son adaptation à une romance dysfonctionnelle entre deux êtres que tout sépare, pour accoucher d'un feel good movie dont l’intelligence de la mise en scène le dispute à la saveur des dialogues. Cette dimension revêt une importance de premier plan au regard du déroulement de l'intrigue dans l'un et l'autre des supports du récit, dans la mesure où Elsa, transportée par ses propres passions, se languit de son fiancé, un étudiant juif doté d'un raffinement dont le narrateur de Christine Leunens se voit cruellement dépourvu... en sus de ses séquelles physiques, dont la laideur apparente est à jamais marquée du sceau de son fanatisme hitlérien. Si un sentiment de jalousie est bien entendu nourri par l'un et l'autre des deux Johannes, celui du roman voit le sien drastiquement exacerbé par l'enjeu dramatique échafaudé par l'autrice à son intention, à savoir se faire aimer d'Elsa à tout prix, quitte à la maintenir en cage comme on posséderait un animal à apprivoiser...

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C’est en cela que réside le schisme du film de Taika Waititi avec l’œuvre dont il s’inspire, le réalisateur misant – certains diraient de façon mièvre – sur la capacité d'empathie et d'abnégation d’un enfant pris de pitié, au point que les sentiments qu’il porte à Elsa, ainsi que la confrontation de ses stéréotypes antisémites à une réalité tangible, lui suffisent à faire fi de sa judéité. En réalité, le parti pris de Taika Waititi consistant à maintenir Jojo à l'état de bambin est déterminant quant à la façon dont la version cinématographique de l'histoire s'affranchit du livre de Christine Leunens pour donner vie à une œuvre autrement plus bigarrée. Cette volonté fait écho à toute la filmographie du cinéaste, empreinte d'une fascination particulière pour la figure émancipatrice de l’enfant aux prises avec l’incohérence du monde des adultes, à l’image de Boy (2010) et Hunt for the Wilderpeople (2016), deux gemmes d’un cinéma néo-zélandais encore tâtonnant.


Simon Delwart

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