SYMPHONIE CONCERTANTE [+ SAINT-SAËNS]
La vedette de cet enregistrement, ce n’est ni Olivier Latry, ni Pascal Rophé, ni l’Orchestre Philharmonique de Liège. Non, la vedette, c’est incontestablement l’orgue nouvellement restauré de la Salle Philharmonique de Liège. Que les interprètes me pardonnent : ma boutade n’enlève rien à leur immense talent et au plaisir que m’a procuré l’écoute de ce disque.
Commençons par nous réjouir de posséder, en Belgique, une salle de concert garnie d’un orgue en fonctionnement permettant d’avoir accès à un répertoire tout particulier.
L’association de l’orchestre et de l’orgue est née de la prédilection qu’avait le post-romantisme pour le grandiose. Pensons à Berlioz qui mentionne d’ailleurs l’orgue dans son Traité d’orchestration, traité revu par Richard Strauss qui, lui aussi, inclut l’orgue dans ses œuvres symphoniques. En plus d’enrichir la palette sonore de l’orchestre, l’orgue ajoute une ampleur majestueuse par ses sons soutenus. Le XIXe siècle l’installe dans les salles de concert, débarrassant l’instrument de ses connotations religieuses et ouvrant ainsi la voie à un répertoire vraiment profane.
Ce superbe instrument est dû au savoir-faire de Pierre Schyven. Construit en 1888 pour l’Exposition de Bruxelles, il fut transféré à Liège en 1889 et inauguré en 1890. Le XXe siècle fut féroce pour l’instrument original: agrandissement, électrification des tractions, adaptation aux goûts du jour par l’adjonction de nouveaux jeux. La restauration entreprise par la Manufacture d’Orgues Thomas et la Manufacture d’Orgues Luxembourgeoise revient à l’essence du projet, faisant de l’orgue et de la salle un ensemble parfaitement harmonieux visuellement et auditivement.
Pour ceux qui apprécient les données factuelles, l’orgue de la Salle Philharmonique compte 3676 tuyaux (le plus petit a la taille d’un crayon), 55 jeux, trois claviers et un pédalier, deux boîtes expressives permettant crescendo et decrescendo, trois tremblants pour obtenir un effet de trémolo à chaque clavier et une turbine d’une puissance de 2,5 CV (presque une «deuch» 2CV).
Un orgue symphonique dans une salle de concert offre un confort incomparable car le chef est à la portée du regard d’un soliste réellement intégré à l’orchestre. L’enregistrement du même programme dans une église pose d’énormes difficultésau nombre desquelles l’éloignement des interprètes et les phénomènes acoustiques perturbateurs.
Ce confort idéal s’entend. La Symphonie Concertante de Jongen déploie de manière fondue le riche spectre chromatique des timbres de ces deux orchestres. Jongen se révèle être un vrai coloriste à l’égal de ses collègues français de la même époque, opposant le velouté du pupitre de cordes au scintillement des registres composés de l’orgue. Dans cette page qui n’est ni un concerto, ni une symphonie, s’égare de temps à autre la Shéhérazade de Maurice Ravel. Les jeux ondulants de l’orgue rivalisent de charmes avec la Flûte enchantée du compositeur français. Dans le Divertissement, le jeu d’Olivier Latry révèle l’écriture volubile tout en y glissant un brin de malice. Le Final en toccata est époustouflant: l’orgue, malgré la puissance sonore, garde son élégance de grande classe.
La Troisième Symphonie de Saint-Saëns, entendue lors des concerts d’inauguration de 1890 et de 2005, traite l’orgue comme un membre de l’orchestre à l’instar du piano avec lequel il dialogue dans le dernier mouvement de cette grande fresque. Pièce inaugurale comme la Symphonie Concertante de Jongen, cette page symphonique, destinée au public britannique, est dédiée à Franz Liszt ce qui justifie pleinement l’usage de la forme cyclique. Il est piquant de penser que le compositeur a, malgré lui, ramené l’orgue à l’Église en prenant comme substrat thématique le thème grégorien du Dies Irae. En salle, la fusion des timbres que permet la proximité des instruments dispense l’oreille d’effectuer la correction gommant le retard dû à la distance entre les sources sonores. L’équilibre est parfait. Tous les partis peuvent enfin savourer une vraie complicité, celle de l’orgue et de l’orchestre, celle de musiciens en pleine possession de leur art. Ce plaisir se partage « à l’oreille nue ».
Et si vous êtes de passage à Liège, ne manquez pas d’allez écouter ce petit bijou serti dans son écrin de dorures.
Anne Genette