WITH GILBERT AND GEORGE
« Pour la première fois, voici toute l’histoire. » C’est ainsi que Gilbert et George présentent le film « With Gilbert & George » que leur a consacré Julian Cole. Celui-ci, qui fut parmi leurs modèles en 1986, retrace le parcours des deux artistes depuis leurs débuts à la fin des années soixante jusqu’à leur consécration internationale actuelle. Il revient avec bonheur sur la période précédant leur reconnaissance comme plasticiens et les expositions consacrées à leur travail photographique et rappelle leurs premières apparitions comme artistes de performance.
Avec une simplicité désarmante, ils expliquent qu’à cette époque, à la fin de leurs études, ils étaient trop pauvres pour se payer les fournitures nécessaires à tout autre travail, peinture, sculpture ou cinéma, et qu’ils n’avaient qu’eux-mêmes, leur corps et surtout leurs personnages, à utiliser dans leur art. Leurs premières actions seront ainsi des « balades » qu’ils effectuaient dans leur quartier de Whitechapel, à Londres, avec une démarche lente et presque cérémoniale, habillés dans un costume strict un peu désuet, qu’ils ne quitteront plus jamais par la suite. Ils proposeront également à la même époque leurs performances de « sculptures vivantes » et de « sculptures chantantes » : juchés sur une table, couverts d’une peinture dorée, et interprétant une même chanson, « Underneath the Arches », vieil air de music-hall de Flanagan et Allen, des heures durant. Leur succès croissant et leurs performances leur rapportant des moyens financiers qu’ils n’avaient jamais eus jusque-là, ils décideront de réinvestir de la manière la plus logique : en s’achetant… d’énormes quantités d’alcool. La période suivante les verra filmer, photographier, documenter leurs soûleries, maintenant malgré leur ivresse un visage impassible et une dignité un peu titubante certes, mais toute britannique. Cet humour imperturbable, extrêmement pince-sans-rire sera le trait commun de toutes leurs productions, de leur vie entière. C’est en effet leur propre vie qu’ils déclarent vouloir présenter comme œuvre d’art, ne faisant aucune distinction entre leur vie quotidienne et leurs créations. Ainsi depuis quarante ans, ils ne sont jamais sortis de leur rôle, marchant d’un pas synchronisé, habillés dans des habits coordonnés, parlant à la première personne du pluriel, chacun terminant la phrase de l’autre.
Cette focalisation de leur travail sur eux-mêmes, plus que sur la production d’une œuvre sous la forme objective d’une toile ou d’une sculpture, les a également maintenus en marge des préoccupations de l’art de leur époque, les poussant à développer un concept artistique explicitant leur démarche et leur relation au public : l’idée d’« art pour tous » (« art for all »). Selon eux, l’insistance de l’art formel sur des questions de couleurs ou de volumes est une forme d’élitisme, limité à des questions qui, sorties du monde de l’Art, n’ont aucune réelle importance. Ces questions ne sont de plus pas vraiment comprises par la majeure partie du public et n’ont donc que peu d’impact sur la vie réelle. En réaction à cette idée, ils veulent au contraire d’un art qui soit « plus rempli d’idées, de contenu, de signification. Et d’émotions. Un art qui soit pour le peuple ». C’est ainsi qu’ils vont se mettre en scène toute leur carrière durant, mêlant leur propre image à celle de leurs modèles dans des compositions d’une grande beauté à la fois terriblement humaniste, mais aussi étrangement violente et provocatrice. Ils incluent ainsi dans leurs montages photographiques une série de transgressions allant de la nudité frontale à des pièces explicitement homoérotiques, en passant par des séries ayant pour base le sperme, l’urine et les excréments (les leurs, insistent-ils) associés à des attaques ouvertes de la religion. Ces provocations, associées à ce que certains voient comme des positions politiquement ambiguës (leurs photographies de skinheads, leur conservatisme avoué…) les feront haïr en Grande-Bretagne, autant par la droite que par la gauche, et leur carrière entière sera une alternance de célébration et de dénigrement, d’éloges et de critiques. Ils seront tantôt reconnus, recevront par exemple le Turner Price en 1986, et tantôt exclus ou censurés. Leur revanche viendra de l’étranger, où ils sont admirés et accueillis comme les plus grands représentants de l’art britannique, au grand dam des autorités politiques et artistiques anglaises.
Le film de Julian Cole montre avant tout la grande humanité du couple, sa simplicité malgré son excentricité, leur dévouement total à leur travail (« nous ne croyons pas aux vacances, ce serait une perte de temps, et nous ferions moins d’images ») et surtout leur grand humour et leur enthousiasme pour chaque nouveau projet. Il les montre jouant très consciemment du décalage entre leur apparence conservatrice, traditionaliste, et la violence de leur discours, de la même manière que leurs photomontages exploitent la contradiction présumée entre les diverses parties qui les composent. Leurs provocations se veulent ainsi outrageusement drôles, si on accepte de rentrer dans leur jeu, mais aussi ironiques, satiriques. Loin d’être gratuitement mordantes, elles sont avant tout critiques, cherchant à déstabiliser les attentes du public, à outrepasser les conventions de la société britannique et, plus largement, occidentale, pour aborder des thèmes tabous comme la religion, la mort, le sida, l’homosexualité à travers un langage artistique à la fois sans concessions et sans présomptions élitistes, éloigné de tout dogmatisme et de toute condescendance.
Benoit Deuxant