« Julie en 12 chapitres », un film de Joachim Trier
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Il n’y a pas un nombre infini d’opportunités dans une existence. — Joachim Trier
À tout juste trente ans, Julie se sera essayée aux études de médecine, de psychologie et de photographie abandonnant pour finir toute prétention académique en faveur d’un emploi de vendeuse en librairie. Sur le plan sentimental, c’est l’histoire d’une jeune femme au fond moins volage qu’intranquille. Que ce soit avec Aksel, créateur de bande-dessinée de dix ans son ainé, ou avec Eivind, serveur dans un café, elle se met en couple par défaut.
Julie se résume en deux refus : carrière et maternité. On ne lui connaît pas d’engagement, pas de cause qui la définirait à cœur. Pas d’addiction, pas de passion. Un soir elle comprend que les paradis artificiels ne l’attirent pas davantage que les joies simples de la domesticité. Un autre soir c’est une révélation du même ordre dans le domaine du sexe, l’ennui se cache partout. Une vie casanière, bien rangée, proprette et décevante constitue la toile de fond festonnée de sa constante insatisfaction et de ses revirements.
Un portrait réversible
Par une délicatesse de la narration qui – il faut l’avouer – ne nous a pas immédiatement sauté aux yeux, la trajectoire de Julie peut prêter à deux lectures presque diamétralement opposées. Dans les deux cas, il s’agit du portrait d’une femme dans un monde d’hommes. À la manière d’une image ambiguë ou réversible, le film comporte un double sens. L’effet d’optique est suffisamment puissant pour que nous ne parvenions pas à trancher.
Premier temps : pauvre fille !
Intéressante, quoique pas très originale, l’idée de filmer la dérive d’un personnage en pleine mutation appuie la critique du mythe de l’accomplissement. Est-ce un marqueur de notre époque ? Le thème n’est pas neuf, se trouvant déjà chez Flaubert dans L’Éducation sentimentale. Toutefois, sans décevoir les apparences, Julie n’a pas la vocation d’être le porte-parole de sa génération.
Par un retournement presque scandaleux, son côté insaisissable, intrigant, magnétique (regardez-la : elle rayonne à l’écran) cristallise et fait scintiller les impressions existentielles d’un homme de quarante ans, Joachim Trier par le truchement de son alter ego Anders Danielsen Lie. Revenu de toutes ses expériences, Aksel se dit prêt à fonder une famille. À cet égard, l’énergie transformatrice de Julie lui semble de mauvaise augure bien qu'elle soit aussi ce qui l'attire, comme un talisman contre les revers de la maturité. Rien, dans l’attitude de Julie, ne laisse penser qu’elle se cantonne au rôle de faire-valoir. Cependant il ne fait aucun doute que les hommes qui partagent sa vie l’emportent largement sur elle en consistance et en profondeur.
D'échec en échec, Julie finit par éteindre en elle-même tout volonté d'émancipation. Ce manque existentiel qui la définit ne la rend malheureusement pas très intéressante comme individu, ni très sympathique. On ne comprend d’ailleurs pas pourquoi l’unique argument destiné à ancrer le personnage dans son histoire tient à la mise en évidence appuyée de ce qui lui fait défaut. Ce traitement péjoratif, par opposition à celui que Trier réserve à ses protagonistes masculins, sujets à la fois raisonnables et empathiques, donne hélas au film une tonalité réactionnaire et misogyne.
Ce reproche est certainement ce qui rend cette première lecture intenable tant il est évident que le réalisateur de Thelma, portrait de femme, très fin et réussi, ne tient pas à prendre parti dans les conflits qu’il met en scène, de manière systématique, en parcourant la liste des enjeux de société actuels. Il n’empêche, la place significative qu’occupe Aksel dans le récit, sa beauté physique et morale, la pertinence de son discours, la nostalgie qui s’y exprime pour un monde en voie de disparition, tout cela projette sur Julie une ombre dépréciative. La jeune femme est une oreille intelligente, concernée. Mais elle n’a pas de contre-discours, pas de point de vue personnel à défendre.
Une grande sœur en Amérique : Mira en 5 chapitres
Cette interprétation demande à être nuancée. Les ratages et la prétendue superficialité de Julie ne sont peut-être pas tant le fait d’un regard masculin posé sur une jeune femme de son temps (cf le renvoi à Vivre sa vie de Godard, première occurrence du récit d’une émancipation ratée en 12 chapitres) que les indicateurs d’un malaise sociétal pour lequel il manquerait encore des outils d’analyse.
Pour bien comprendre Julie, il faut faire un détour par la série. Tournée à peu près au même moment, Scenes from a Marriage d’Hagai Levi entretient plus d’un point commun avec le film de Joachim Trier. L’histoire pourrait presque s’appeler Mira en 5 épisodes tant les deux personnages féminins se correspondent. Directement inspirée par une fiction d’Ingmar Bergman, la série américaine ne nous intéresse pas tant pour ce qu’elle raconte du couple que pour la manière dont elle présente une jeune femme pleine de qualités, en l’occurrence Mira (Jessica Chastain), quarante ans, mariée, un enfant, une belle situation dans une entreprise de la tech. Sur cette base, Mira va s’engager dans une trajectoire qui rappelle dans les grandes lignes le parcours de Julie. Son « projet d’émancipation » commence par une interruption de grossesse. Un peu plus tard, elle rompt avec son mari (Oscar Isaac), et tente de refaire sa vie avec un homme plus jeune. Dans la foulée, elle perd son emploi. Mise en demeure de se réinventer professionnellement, elle préférera au prestige d’une fonction de top sales manager la liberté d’un poste de consultante.
Malgré les différences d’âge et de niveau économique, tout concourt à faire de Julie et Mira de lointaines sœurs d’(in)fortune. Ce sont deux femmes excessivement prometteuses, aimées pour toutes les bonnes raisons par des hommes attentifs, dévoués, très présents et en paix avec la condition de père. En face, Julie et Mira semblent se rendre coupables du péché d’hubris et en être à juste titre punies. Vouloir plus, vouloir mieux – perdre l’essentiel. A l’inverse, leurs vis-à-vis masculins, intellectuels tous deux, incarnent quelque chose du passé, une constance, une profondeur, un sens des responsabilités qui, dans la version américaine, s’enracine dans la judéité, et dans la version norvégienne dans une sensibilité d’artiste.
Second temps : la protestation
Les trajectoires parallèles empruntées par Julie et Mira font état d’un paradoxe majeur. D’une part, leur attitude vis-à-vis des choses de la vie se révèle franchement positive. On chercherait en vain chez ces femmes le douloureux nihilisme des vagabondes dont Mona, Wanda et quelques autres restent les icônes au cinéma. Il n’y a pas, chez Julie et Mira, de négation vague qui, à défaut d’être entendue, encore moins comprise, se durcirait en un absolu de la déchéance et de la marginalité. Ce qui est passionnant, c’est que tout part pour Julie et Mira d’une inscription réussie dans la société ! Toutes les portes s'ouvrent devant elles. Dès lors, du refus qu’elles incarnent, les motifs transparaissent plus clairement, et ceux-ci viennent avec de solides arguments. La protestation porte sur des fonctions, des assignations concrètes, des rapports, sociaux et intimes. Ces femmes ne sont pas les porte-étendard d’une cause, elles nomment un mal être. Sans qu’il soit nécessaire de généraliser leur cas, elles nous font ressentir, de leur point de vue à elles, ce que c’est que de ne pas coïncider avec les attentes projetées sur soi, de ne pas trouver sa place, de ne pas savoir même ce que cette place pourrait être.
Telle est la grande justesse de Joachim Trier et Hagai Levi, cette puissance d’incarnation que l’on doit autant à la finesse de leur écriture qu’au talent des actrices, une révélation : Renate Reinsve (prix d'interprétation féminine à Cannes), et Jessica Chastain qu’on ne présente plus… Contemporains et pertinents, ces portraits livrent à notre réflexion des subjectivités qui ne sont pas en révolte contre un ordre ou une personne en particulier, mais qui portent leur désaccord avec le monde dans leur propre chair.
Il n’est pas nécessaire mais significatif que ces personnages soient féminins. Parce que les femmes ont dû conquérir des droits dont elles sont encore loin de pouvoir pleinement jouir, elles ressentent peut-être plus vivement la vanité de devoir se frayer un chemin dans un paysage qui s'est décidé sans elles. A contrario la réussite de leurs amants et compagnons illustre à quoi peut ressembler une position adéquate, y compris quand il est question de devenir père. Sont redoutés, en revanche, les changements, à commencer par la mise en critique de la fonction maternelle qui porte préjudice à un status quo dont ils sont encore les principaux bénéficiaires !
Les femmes qui se sont libérées du joug procréatif se trouvent à un point de leur reconnaissance sociale où il leur reste encore à définir dans quelles actions elles veulent s’engager et mettre du sens. Désirées et désirables, leur avenir se joue en tant que personnes désirantes. Et parce que le chapitrage de leur vie n’obéit plus, désormais, au déploiement d’un destin écrit par d'autres, il leur faut inventer des espaces et des temporalités nouvelles. Un peu maladroitement, Joachim Trier prend acte de ce moment de suspens où se pose la question du devenir et du lien. Moments qui peuvent être pénibles, certes, et douloureux, mais aussi heureux et légers voire magiques. En phase avec cette conscience qui se cherche, les 12 chapitres que déploie la courte vie de Julie se regardent comme une douzaine de courts métrages égrenant tous les registres, de la comédie au drame, du merveilleux au tragique.
Texte : Catherine De Poortere
Crédit images : © Cinéart
Sortie en Belgique le 17 novembre 2021.
Distribution : Cinéart
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Le film est projeté dans la plupart des salles en Belgique :
Bruxelles : Kinograph, Palace, Stockel, Vendôme, UGC De Brouckère, UGC Toison d'Or
Wallonie : Charleroi Quai 10, Jodoigne L'Etoile, Liège Les Grignoux, Louvain-La-Neuve Cinéscope, Mons Plaza Art, Namur Caméo, Nivelles Cine4, Rixensart CinéCentre, Stavelot Versailles, Tournai Imagix
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