FACIAL
Qu’ont en commun les déjà vétérans italiens de Zu et les Belges débutants (du point de vue albums) de K-Branding ? Ils répondent tous deux à cette logique de l’éponge musicale imbibée à profusion et dont la sécrétion finale n’a plus grand-chose à voir avec les liquides successifs qui s’y sont intimement mélangés…
Avec Zu, les colleurs d’étiquettes et thuriféraires des classements systématiques sont à la peine. Les ostracismes interclasses se prennent des tatanes à hauteur du raffut piqué au génie de ce triangle basse/batterie/sax (baryton) en danseuse (y compris à La Médiathèque) sur la ligne de fracture(s) théorique entre rock d’assaut, jazz free et musique improvisée. De même, un conséquent passif discographique partagé entre albums signés de leurs mains (2 ou 3), collaborations à foison (Mats Gustafsson ou Nobukazu Takeruma par le passé, dans les starting-blocks pour des splits en compagnie de Dälek et Rob Wright de Nomeansno…) et projets annexes de certaines de ses composantes tels Offonoff (1 Zu + Terrie Ex + Paal Nilssen Love), Black Engine (Zu + Mick Harris de Scorn) ou Original Silence (l’équipée de Offonff + Thurston Moore de Sonic Youth & Jim O’Rourke), ainsi qu’un nombre incalculable de tournées avec tout ce que le jazz free (Vandermark 5, Hamid Drake…), le metal (Fantomas, Melvins…) et le rock bruitiste (Ruins, Lightning Bolt…) comptent d’électrons libres, rendent caduques tout positionnement certain. Par commodité descriptive, on usera de la métaphore d’une triangulaire jazz dopée à l’urgence ventre à terre d’un rock insoumis et sursaturé ou d’enfants du rock jamais rassasiés de leur antépénultième razzia sur les sentiers les plus escarpés du jazz. Des îlots de répétitivité, trop nombreux pour devoir leur constance au hasard, inclineraient à ajouter quelques typologies rythmiques africaines à l’affaire, ainsi que de possibles apports (de la musique) contemporain(e)s, mais à l’intérieur d’une démarche qui subordonne la réflexion à l’action et l’analyse à une montée au feu constante.
Sur « Carboniferus », dernier manifeste en date, les racines metal des Italiens n’ont d’ailleurs jamais paru aussi audibles. Sans guitare, mais dressé sur les ergots d’une basse à la fois écaillée et distordue, d’une batterie championne de souplesse et d’un sax qui refait en accéléré le mouvement de va-et-vient de la houle en haute mer, le post (?) jazz core de Zu s’aventure du côté de l’épique à la Don Caballero (« Obsidian »), accueille Mike Patton (Tomahawk & Cie) et des claviers pour un numéro grand-guignolesque (« Soulympics ») où il ne manque que Zorn, et ajuste ses brûlots (« Chtonian », « Mimosa Hostilis ») avec une efficacité meurtrière, voire subtilement diabolique.
Le masque « tribal » et son corollaire plombé de connotations symboliques multiples en support visuel du premier véritable album des Belges de K-Branding après quelques EP aux tirages confidentiels, donnent un excellent aperçu de ce qui s’y trame: pas moins qu’une pierre d’angle à l’édification d’une espèce de post ou de néo primitivisme rock (jazz), selon l’angle de lecture adopté. N’y voir aucune sorte de (supposée) quête de pureté via une recherche des origines, mais bien une tentative convaincante de consignation de faits, gestes et éléments de vocabulaire nécessaires à une transe adaptée à notre réalité moderne. Une danse rituelle vaudou nourrie aux sources infiniment multiples de la contemporanéité sonore (on y revient), mais cadencée et vécue comme un salvateur et salutaire exorcisme païen dans le désarroi existentiel d’une société de l’après industrie, drastiquement à court d’utopies.
Des scories et poussières d’un monde sali de fond en comble par le travail de l’homme et de ses machines, « Facial » en est tapissé, rappelant au passage les décors décatis d’anticipations catastrophistes des pionniers proto-industriels de la fin des années 70 (Throbbing Gristle). Ramenés au rang de slogans quasi inintelligibles (et donc inopérants) ou de captations usées jusqu’à la corde, les vocaux plus fouettés que proférés par le trio ne se désengluent jamais du naphte instrumental auquel ils sont intimement mêlés, mais conservent intacts leur force d’injonction première. Ajoutez les hululements angoissés d’un sax empoigné à bras-le-corps (héritage A.Braxton) ou en quête de mysticisme cosmique (Sun Ra), des rythmiques qui, par flashs séquentiels et entre deux intermèdes d’ambient glaciaire, fédèrent toutes les ethnies percussives du monde connu (de la no-wave new-yorkaise à l’Afrique de l’Ouest), et des lambeaux de guitares prog’ (Soft Machine) réassaisonnés à la sauce bruitiste colérique (école Skingraft). Le tout, lié par un sentiment d’urgence plus nourri qu’entravé par son penchant pour la boulimie borderline et raffermi par une plasticité formelle dûment éprouvée à l’épreuve des scènes, s’écoute comme s’effectue une traversée des charbons ardents: l’envoûtement est si fort qu’il contrevient aux lois de la physique, mais arrivé au terme du parcours (et non d’un supplice) étonne d’autant celui sur lequel il a opéré.
Yannick Hustache