Les nouveaux chemins du sensible - un autre regard sur le vivant avec Kelly Reichardt, Vinciane Despret et Baptiste Morizot
Sommaire
Chaque vivant reçoit sa propre intensité d’existence à la fois du fait d’en donner à d’autres et du fait d’en recevoir d’autres. — Vinciane Despret
La voie de l’Indien
Ils sont moins d’une dizaine, trois couples, un enfant et leur guide. Ils marchent, lentement, leurs bagages s’entassent dans des chariots tirés par des bœufs et ils ont faim, soif, presque plus d’eau : ils ne savent pas où ils vont. Quelques semaines plus tôt, sur les conseils de Meek, leur guide qui prétendait leur faire prendre un raccourci, ils ont changé de cap. Depuis, ils ont pour seul horizon le désert. Leur désespoir est tel que les voilà prêts à remettre leur sort aux mains d’un Indien capturé en chemin et sauvé de la fièvre assassine de Meek. L’histoire a lieu en 1845, dans l’Oregon. En racontant ce bout du parcours accompli par des pionniers qui ont bel et bien existé, la cinéaste Kelly Reichardt en vient à poser rétrospectivement cette question : entre la voie du conquérant figurée par Meek et celle du natif, cet Indien dont on ne comprend ni la langue ni les gestes et qui fait peur, n’eût-il pas mieux valu préférer la seconde ?
L’Amérique au temps des pionniers, c’est un territoire qui s’entrouvre, et un peuple qu’on élimine sans égard pour ses langues et ses valeurs. L’épisode de La Dernière Piste met en relief ce point de basculement où la nature et ses habitants se voient durablement relégués au statut de décor, de simple espace d’approvisionnement. Kelly Reichardt prend la liberté d’imaginer le renversement de ce modèle en filmant son récit du point de vue des femmes, elles qui, établies à l’arrière du convoi, se tiennent à l’écart des instances décisionnelles. Par l’entremise de l’une d’entre elles se pose alors l’éventualité d’une trajectoire alternative. La suite pourrait être le sujet d’une uchronie : que se serait-il passé si les colonisateurs avaient suivi la voie de l’Indien ?
Quant à nous, que savons-nous aujourd’hui des innombrables espèces que nous côtoyons quotidiennement ? De la façon dont elles nous perçoivent ? Reporté sur notre environnement actuel, le doute exprimé par Kelly Reichardt reste une aventure hautement subversive. Et cela n’est rien moins qu’identifier la source de nos interactions avec le vivant. Car il y a là un foisonnement de mondes qui s’ignorent.
L’opération de déchiffrement qui fait défaut aux pionniers est au centre du travail de la philosophe et psychologue belge Vinciane Despret. Persuadée qu’il y a tout à gagner à déconstruire les cadres d’analyse anthropomorphiques, elle accompagne des éthologues sur le terrain et tâche de cerner les relations qu’ils nouent avec certains individus des espèces qu’ils étudient. Un glissement de regard significatif consiste à substituer au modèle de l’enquête à sens unique celui de la rencontre. Une part spéculative du travail de Vinciane Despret consiste dès lors à mettre en récit ses observations de terrain pour en accentuer les potentialités. Mais il s’agit aussi, par le surcroît d’attention que génère l’écriture, de répondre à une sollicitation du vivant en faisant droit aux affects et à l’imagination.
Le territoire chevillé au corps
C’est dans la réaction à ce qui est invisible pour nous qu’on comprend le visible des autres, ce qui les meut et les pousse à agir. — Baptiste Morizot
Dans la lignée des travaux de Vinciane Despret, Baptiste Morizot appréhende le territoire en s’attachant au point de vue de ses habitants. Le pistage désigne une forme d’enquête qui emprunte volontiers la perspective d’un autre animal. Débarrassé de la finalité de la chasse, le périple explorateur mobilise un ensemble de techniques d’observation, de déduction et de communication en vue d’identifier des manières propres à chaque espèce de vivre, de se déplacer ou de partager un espace. Chose inhabituelle pour un philosophe, le récit de ses expéditions à l’affût de panthères, grizzlis et autres loups structure sa réflexion. Qu’il s’agisse de prédateurs redoutés n’est pas anodin. En effet, l’objectif de Baptiste Morizot est de poser les fondations d’une diplomatie, un idéal de pacification propice au dépassement des rapports de force auxquels sont voués les animaux dits prédateurs. Le diplomate se met au service de la relation elle-même. Soit dit en passant, le dispositif pacificateur n’est pas l’apanage des humains. Il existe dans la nature une multitude de signes – odeurs, installations végétales, cris – destinés à donner l’alerte et à établir des frontières susceptibles de réduire les confrontations entre individus, troupeaux et meutes.
Baptiste Morizot et Vinciane Despret s’attardent finalement très peu à décrire l’état de crise du monde actuel, l’épuisement des ressources, la pollution… Loin des discours démoralisants, ils partagent la conviction qu’une bataille culturelle doit être livrée pour remettre au centre de l’attention collective des savoirs et des dispositifs attentionnels tombés dans l’oubli. Ils ont aussi en commun leur sens de la mesure, un attrait pour la nuance qui les préserve de toute prise de position radicale ou radicalement technophobe. Plutôt, ils s’interrogent : à quoi telle ou telle innovation peut-elle nous rendre attentifs ? Comment peut-elle aiguiser nos perceptions ? Baptiste Morizot cite l’exemple des caméras thermiques, un outil majeur dans la connaissance des loups, animaux nocturnes. Créer des leviers d’action écologique n’implique pas nécessairement de nier les apports évidents de la modernité, mais de se montrer astucieux avec ce que l’on a, par des opérations de détournement, en comptant sur la puissance d’agir du collectif.
La Dernière Piste met en scène une intelligence de la durée. Les actions prennent du temps. Se déplacer à pied, charger et décharger un chariot, allumer un feu, préparer un repas : activités pesantes. Au milieu de ces grands espaces, c’est un format carré qui s’impose. Ce champ de vision rétréci, c’est celui des femmes coiffées de bonnets qui leur font comme des œillères en retombant de part et d’autre du visage. Ces détails donnent à sentir ce qu’éprouvent les personnages ; et encore, ils concernent la façon dont on négocie avec un territoire, le manque de ressources, l’inconfort, les tensions du groupe… Une même finesse conduit l’écriture de Vinciane Despret et de Baptiste Morizot. Les mots et les images portent à bout de bras une intense curiosité à l’égard d’un monde perçu dans sa plénitude. Sur le plan de l’action concrète, ces chemins du sensible, incertains et béants, vont, par leur engagement physique et affectif, bien au-delà de l’empathie. Il se peut que là se trouve le socle d’une culture salvatrice, renouvelée par le dehors, poreuse, riche de ses relations avec tous ceux qui, pendant trop longtemps, ont été exclus du champ de l’attention politique.
C’est que, ramené aux seules causes économiques et politiques, il manque au diagnostic de la crise écologique une dimension primordiale qui la rende à la fois moins lointaine et moins désespérante. N’est-ce pas pourtant une question qui vient à l’esprit de chacun : qu’est-ce que cet effondrement dont on nous parle, que peut-on en voir ? Dans ce constat d’un déficit de nos perceptions vient se loger l’hypothèse d’une crise du sensible. Le fait est que la nature ou ce qu’il en reste se dérobe à nos sens comme à notre entendement. Or, les réponses que nous cherchons pourraient bien emprunter ces chemins perdus du sensible qui sont autant des chemins d’écoute que d’interprétation. Nul besoin d’être un expert pour se rendre attentif à d’autres formes de vie que celle dans laquelle nous nous tenons à l’étroit. Comme autant d’issues à la dépendance au sentier, Baptiste Morizot, Vinciane Despret et Kelly Reichardt tracent leurs propres lignes de désir au carrefour des arts et des sciences, de l’enquête de terrain et de l’imaginaire.
Catherine De Poortere
Œuvres citées
Kelly Reichardt, La Dernière Piste (Meek’s cutoff), 2010
Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, Actes Sud, 2021