LOCATAIRES
Un couple mutique traverse la vie intime des autres, idéalement sans laisser de traces. Tel est le substrat de ce beau film coréen dont le sens se compose peu à peu, sans discours, par la densité seule des images. Tae-suk, est un squatteur très particulier. Le jour, il sillonne les rues et dépose sur chaque porte une publicité. Le soir, un feuillet resté en place marque son prochain lieu de séjour. Après avoir vérifié que l’appartement est bien inhabité, il suit un rituel précis : il se lave, mange, répare divers objets, fait la lessive, nettoie, laissant toujours derrière lui un lieu immaculé. Lors d’une de ses visites, la situation s’inverse. Une jeune femme, restée cachée, l’observe dans la pénombre, suivant chacun de ses gestes. S’il la regarde simultanément, c’est par les photos d’elle accrochées aux murs. Au milieu de la nuit, elle se révèle à lui, précipitant son départ. Pourtant, entre eux, par le jeu de l’observation croisée, la reconnaissance s’est établie immédiatement. Dissimulé dans le jardin, le jeune homme assiste au retour du mari violent, s’interpose et invite Sun-houa à s’enfuir avec lui. Sans un mot, en parfaite harmonie, ils visitent désormais ensemble les appartements.
Avec ses cadrages minutieux, ses plans géométriques qui utilisent encadrements de portes, miroirs et reflets, le film dresse presque un inventaire des possibilités d’être dans le monde, d’« habiter » son existence. Tae-suk agit comme un révélateur: insaisissable, d’appartement en appartement, il ne parle pas, rétablit un ordre esthétique, puis s’efface. Par contraste, il remet en question l’existence d’autrui, à commencer par celle de Sun-houa, qui, femme battue, niée, déréglée, prend corps grâce au mode de vie qu’il lui propose. Le symbolisme appuyé des photographies, des boîtes à messages téléphoniques, ne semble dénoncer qu’une certaine vacuité de la vie matérielle. De faux médiums, en quelque sorte, car la présence que ces appareils manifestent renvoie à l’inconsistance de leur sujet. on adopte presque le point de vue inversé du film The Others, d’Amenabar, où, percevant la réalité du fantôme, le spectateur est subtilement amené à la considérer comme plus réelle. Pour autant, Tae-suk n’est pas désincarné. Il prend soin de son corps, il mange, embrasse Sun-houa. Une de ses premières tâches lorsqu’il visite un appartement est de réparer horloges et balances, car il s’inscrit bien dans une dimension concrète… Ce qui le caractérise, c’est davantage l’absence que l’immatérialité.
Le propos du film n’est pas de montrer un être pur, spirituel, en rupture avec le monde et malmené par ceux qui ne le comprennent pas. Non, ce qui distingue Tae-suk de ses contemporains, c’est son intention. Clairement, celle-ci est présente dès le début, dans son mode de vie. Mais on y perçoit encore une zone de brouillard, une hésitation, un dangereux hiatus, que la rencontre avec Sun-houa rend manifeste. Une volonté d’absence ne suffit pas à disparaître: les jeunes gens sont violemment confrontés à autrui. Dans un premier temps, leur amour les expose. Évidemment, le mari de Sun-houa, homme grossier et brutal, incarne le pôle principal de cette hostilité; le propriétaire d’un appartement, boxeur professionnel, rentré inopinément chez lui, en incarne un second, ainsi que la police de la ville, violente et corrompue. Enfin, la propre force de Tae-suk, qu’il tente dans un premier temps de canaliser en frappant sur une balle de golf attachée à un arbre, a elle aussi des conséquences fatales.
Ceci permet enfin au jeune homme de préciser son intention, de se définir lui-même non plus par la rupture, mais positivement, dans l’amour et la plénitude. Aussi arrive-t-il un moment dans le film où l’ambiguïté atteint son paroxysme. Que voit-on ? Un monde imaginaire par les yeux de Tae-suk, ou bien la réalité objective ? Ce glissement progressif, magnifiquement chorégraphié, d’un être vers l’invisibilité, est-il concret ou métaphorique ? Si le film n’apporte pas littéralement de réponse, c’est que Tae-suk suffit à la révéler – et que son mutisme annule toute interprétation.
CDP