CASPAR2
Deuxième volume des aventures de ce contrebassiste allemand dans l’univers
verlainien de Caspar (le CD Caspar a été chroniqué par
Bertrand Backeland). Klaus Janek se situe dans une double filiation, celle de
Dave Holland et celle de Peter Kowald. Deux écoles très différentes.
Opposées ? L’époque n’est plus à opposer des
écoles, mais à croiser les expériences, les capacités
d’expression (l’écoute devrait suivre aussi et s’aventurer
sur des terrains très différents). Janek se propulsera tant sur
les parcours linéaires à rebonds arythmiques et « presque
» trébuchements hypnotiques que dans les embardées et balayages
émulsifs horizontaux. Chaque fois avec grande précision, une sorte
de ligne claire. Jusque dans les bagarres de mastodontes porcs-épics.
Une base, une ligne d’équilibre qui se met à flotter, tanguer,
puis bouillir avant de se métamorphoser.
Elle se met sur rail, puis les rails se tordent, s’éclatent et
il faut, simultanément, pour ne pas se désagréger, suivre
et épouser plusieurs directions différentes, opposées,
antagonistes. Sa touille. Ça brasse le nœud, l’ombilic.
Elle ressasse, elle maugrée, elle passe et repasse. Inlassablement, en
montant, en enflant. Expansion anarchique. En s’agitant. Elle progresse
comme une carapace lourde, tremblante. Elle monte, s’élève,
mais reste toujours dans la poussière, le terre-à-terre, où
elle fouille, remue. Et jusque là, disons que c’est la rampe de
lancement… Mais elle continue le processus de ressassement jusqu’à
un certain point que l’on pourrait appeler « point de révulsion
positive » un basculement. Là-bas, où elle dépasse
son aire, son terrain habituel, son ronron, son espace, où elle largue
son pays… Comme on vire de l’autre côté, au-delà
de ce qui semblait exprimable jusqu’ici. Et de suite elle est plus vibratile,
bien que toujours bouillante, elle devient légère, réflecteur
aérien et elle montre et donne à entendre les sons et organisations
sonores situés outre cette limite (ce que les musiciens entendent et
qui les guide dans leurs improvisations et qui ici, dans les processus de recherche
aboutis, semble restituer tel quel). Quelque chose de magique se passe. On songe
au « regard renversé » de Penone, dispositif pour montrer
à l’autre ce que l’on est censé voir (l’œil,
au lieu d’envoyer au cerveau ce qu’il capte, se transforme en miroir
dirigé vers l’extérieur). Jusqu’à un certain
trouble qui induit la transe due à la désorganisation, au détournement
d’une habitude sensorielle (voir ou entendre sans intermédiaire,
sans transcription) qui ouvre d’autres possibles.
Par ailleurs, outre ces corps à corps avec ses limites, la contrebasse
libère sa masse, la rend souple et légère et capte, par
analogie et « proximité spirituelle » (la contrebasse
elle-même comme tronc), des murmures et mélopées très
anciennes qui ne circulent, habituellement, que parmi le peuple des grands arbres.
Chants de sèves dans le bois. Chants de mémoire. Chants de feuilles.
Chant profond de berceau, de filiation à fleur de peau.
Chant des menuets, qui se dérouillent, décantent dans le sang
sombre et y ramènent pétillant et verdeur, fantasme.
(Pierre Hemptinne, Charleroi)