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Pointculture_cms | critique

SECRETS DERRIÈRE LE MUR (LES)

publié le

Koji WAKAMATSU : « Les secrets derrière le mur », 1965

Le mur est omniprésent, on ne voit que lui, y compris dans les regards et les façons de se parler. Où que l’on se tourne, on se heurte au mur. Façades monotones, géométriques, des immeubles. Cloisons des petites pièces où évoluent en stagnation les personnages. Chaque appartement a beau être individuel, on les imagine tellement se ressembler, tous faits sur le même moule et dès lors conditionner les êtres qui y vivent - prévoir leur marge de manœuvre, leur manière de tuer le temps, tourner en rond -, que l’on est comme à l’intérieur d’une construction panoptique. Ce qui est surprenant est que l’on est en 1960, la société japonaise a connu récemment deux explosions atomiques, a perdu la guerre, on pourrait s’attendre à voir beaucoup d’agitation, de processus révolutionnaires. Koji Wakamatsu montre une société fermée, enfermée, rongée de désirs frustrés. Une violence sourde plaque les individus dans leurs cages, surtout la partie la plus traditionnelle, les femmes au foyer, les moins occidentalisées. Les hommes, les amants travaillent, s’adaptent, rentrent dans le jeu des nouvelles valeurs.

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Que reste-t-il de l’idéalisme pacifiste qui s’était levé après Hiroshima ? Une cicatrice fétiche qui lie deux amants dans l’adultère. Ils partageaient le rêve militant d’un monde meilleur, ce rêve n’existe plus, il est juste un adjuvant érotique pour leurs pratiques sexuelles. Ce monde secoué par une horreur sans nom est montré comme menacé par une autre bombe à retardement: le sexe, ses interdits, son refoulement, son manque, son tiraillement entre tradition et modernité consumériste. Dans l’adolescent qui étudie comme un ascète, ça fermente. Son besoin de connaissance et l’obligation d’apprendre le transforment en voyeur maladif, épiant, à la longue-vue et malgré les voiles, les ébats des deux amants dans l’immeuble d’en face. Ses cahiers recouvrent des magazines pornographiques et sa sœur, occidentalisée, indépendante et dotée d’un emploi, lui sert à aiguiser son regard. Voyeur pathologique comme si tous ces murs, cet enfermement organisé par la conception même des logements sociaux le conduisait vers la folie de cette perversion.

Wakamatsu filme avec peu de moyens et c’est tant mieux, il doit serrer son sujet. Tout comme les sujets sont serrés dans leur chambre, leur cuisine, se frottent à leur prison, ressassant leurs frustrations dans leurs clapiers nucléaires. Il y a comme un bruit permanent de mouvements contraints par ses limites spatiales. On ne voit que des gestes banals, ordinaires, gris, petits : des substituts. Boire, manger, cuisiner, fumer, se laver, étudier. Les perspectives sont courtes. C’est pour cela que les orgasmes féminins sont filmés comme les seules fuites en soi-même, les seules échappées (mais c’est aussi pour « cultiver » de semblables orgasmes que cet enfermement est organisé de la sorte, selon une division des sexes ?), les seules images non carrées. Plans sur le visage qui se téléporte ailleurs, on ne sait où. Électricité extatique qui fait léviter les membres, conduit sa décharge jusqu’au bout des doigts de pied qui, lentement, cherchent à toucher autre chose, mais rien, le vide, il faut retomber, se retrouver entre quatre murs. La violence monte. Les échanges verbaux sont lapidaires et très durs. La compétition hommes/femmes terrible, comme si les vaincus le faisaient payer aux femmes. L’adolescent étouffe sous la contrainte, va petit à petit perdre le contrôle. Il déraillera en épiant sa sœur au bain : face à ce vrai corps si proche - pas des photos, pas la silhouette d’un couple qui baise en face -, le mystère du désir lui renvoie son impuissance d’enfermé. Wakamatsu réussit là une scène de douche d’anthologie. Par la manière de montrer la peau nue, si désarmante par sa différence, presque incompréhensible, comment la toucher ? Le gant qui passe dessus, pourtant, fait entendre la musique des caresses qu’il fantasme, étale le savon, dessine des chemins, des sillons, des nuages, le grain de la peau si vivant, si changeant, si insaisissable sous l’écume blanche. Il n’y a aucune provocation ni suggestion voulue chez la jeune fille. La simplicité nue. Et le bruit. Le frottement, mouillé, savonneux, musique ténue, comme un air fantôme musé entre les lèvres, un souffle qui semble mouler les formes, les modeler, en prendre l’empreinte, en faire chanter la plasticité, en sourdine. Calligraphie d’un linge un peu rude, grainé, contre la soie granuleuse de l’épiderme vivifié. Les seaux d’eau irréguliers déversés pour rincer le corps produisent dans le cerveau du voyeur comme des électrochocs. Hormis ces bruits fonctionnels, le silence de la toilette. Le silence de l’œil qui épie, affolé, gagné par une douleur insoutenable. Une mise en contact avec ce qu’il ne peut supporter. Comme la révélation de son enfermement, la plaie de tous les frottements accumulés contre les murs de la solitude, des désirs réprimés. Il suffoque et ne pourra chercher d’échappatoires qu’en désirant (dans) la suffocation, en imposant la suffocation comme moyen de possession. En retournant la violence qui l’oppresse. Une manière de montrer, par un enchaînement de tableaux intimistes, dépouillés, à l’écart de la grande histoire, que les bombes nucléaires n’ont absolument pas réglé le problème de la violence politique, sociale, culturelle, économique, sexuelle. Ce qui s’amorce, après l’évocation des fièvres idéalistes et de ses serments pathétiques, comme la chronique d’une vie ordinaire rongée par les démangeaisons sexuelles, évolue en cauchemar organisé, une société se mortifiant pour expier, se suicider. Passant d’un destin à l’autre, l’air de rien, les portes se ferment. La confrontation des êtres se transforme, chez les plus faibles, en chatouillis qui engourdissent et propagent une somnolence douloureuse qui pousse au drame. Ça prend à la gorge, en noir et blanc.

Pierre Hemptinne

 

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