MORE CALYPSO
Lorsqu'en mai dernier à Molenbeek, au début d'une après-midi de concerts au {Schip}, le «salon de musique» de Maxime Lê Hùng de Matamore, Stanley Brinks – il n'y a pas encore si longtemps dénommé André et impérialement convaincant comme moitié ténébreuse et discrète de la fratrie Herman Düne – annonçait qu'après son concert solo et celui de sa compagne Clémence Freschard, ils reviendraient tous les deux pour une troisième partie dévolue à de « vieux calypsos », on pouvait presque voir les points d'interrogation se déployer au-dessus de certains crânes dans le public… «Calypso? »; « Hein? »; «Qu'est-ce que c'est que ça ? »… Comme toutes les « niches » (même si peut-être moins que certaines autres, encore plus enfermées dans leur chapelle), le public indie-pop n'est pas toujours le plus curieux et le plus au fait des subtilités des autres formes d'expression musicale. Quelques heures plus tard, les exemplaires du premier CD-R « Calypso » de Kreuzberg Museum – le duo de Clémence et Stanley – partaient pourtant comme des petits pains au stand de vente de disques. La force de séduction finalement assez pop – plaisir mélodique évident pour tous, inventivité textuelle en sus pour les plus anglophones – de ces chansons souvent octogénaires avait fait son œuvre.
Il est à espérer que les heureux acquéreurs de ce disque aient eu – comme l'auront bientôt ses futurs emprunteurs – la curiosité d'approfondir le sujet et de découvrir en quoi les calypsos sont des chansons à textes, construites sur un rythme à deux temps et apparues à la fin du dix-neuvième siècle dans le cadre du carnaval de Trinidad. En 1884, les autorités coloniales anglaises de l'île y ayant interdit les «tambours et instruments bruyants », les chanteurs solistes des groupes de musique de carnaval (chantwells) s'affranchirent de plus en plus de leurs collègues percussionnistes. Tandis que ces derniers, restant dans la rue, allaient donner les futurs steelbands, les premiers allaient, d'abord dans des tentes, au sens le plus littéral du terme, puis dans des cinémas ou autres lieux collectifs transformés temporairement, le temps du carnaval, en scènes de concerts, et toujours nommées calypso tents, se parer de pseudonymes tonitruants (Attila the Hun, Lord Executor, Growling Tiger…) pour propager, au nez et à la barbe du service de censure britannique, les nouvelles de l'île.
La petite douzaine d'anciens calypsos repris par Kreuzberg Museum sur leur premier album, donne déjà une excellente idée de l'infinie richesse du genre, de la variété des sujets traités (faits divers, saynètes conjugales, chronique people, prises de positions sociopolitiques…) et de la créativité textuelle de ces magiciens de la littérature populaire qu'étaient les calypsonians. Pourtant auteur du «Penguin Guide to Blues Records », le critique et historien américain Tony Russell s'est ainsi emporté à écrire à propos des 265 calypsos de la titanesque et bouleversante compilation « West Indian Rhythm » en dix CD [MF7462] : « Articulate, often politically sophisticated and always verbally dextrous, the calypsonians offer a commentary on contemporary events without parallel in twentieth-century popular music. (African-Americans in the United States could not look to their own community reporters, the blues singers, for a similar audacity) ». Sur « Calypso » de Clémence et Stanley, cela donne la découverte d'un fait divers sanglant (Seven Skeletons Found in the Yard), un compte rendu quasi en temps réel (les faits datent de décembre 1936, le morceau original a été enregistré deux mois et cinq jours plus tard) de l'abdication du roi Edward the VIII afin qu’il puisse se marier, contre l'avis du gouvernement britannique, à la déjà deux fois divorcée citoyenne américaine Wallis Simpson… Ou un constat sans fard de la crise économique et d'une vague de faillites de magasins («I repeat the statement already made / Depression is on parade / Emaciated beings are everywhere / The embodiment of despair » - Shop Closing Ordinance) ou un jeu de consonances lourd de sens entre «explorations» (Colomb, Vasco de Gama, Lord Nelson…) – et donc, implicitement, colonialisme – et « exploitations » dans Exploiting. Sans oublier l'inépuisable sujet des relations hommes-femmes (le quasi-vaudeville de The Parrot et - en forme de joute verbale dialectique - Women are Good and Women are Bad).L'intérêt de l'approche de ces vieilles chansons par ces deux jeunes musiciens réside – en contradiction apparente avec leur nom de groupe – dans leur «dé-muséification»: la recherche du point d'équilibre quasi parfait entre admiration - approche humble et respectueuse - et implication personnelle. Entre histoire, archives et palpitations contemporaines. À deux sur «Calypso» et rejoints par une bande d'amis-invités, issus de la scène «anti-folk» new-yorkaise, sur «More Calypso», ils n'hésitent pas, à deux reprises seulement sur le premier album, mais sur quasiment la moitié des chansons du second, à proposer une série de morceaux titrés War et qui proposent, sous forme de calypsos d'aujourd'hui, des discussions amicalement animées sur le travail salarié versus le travail artistique et sans patron, le degré de vivacité comparée de New York et de Berlin ou - carrément - la dégénérescence de l'humanité sédentaire : « Man reached his peak / When he started to speak / He could sing, he couldwrite / He was doing allright / (…) Then came electricity / Telephone and TV / Man start growing the food he ate / And he could no longer communicate / Now he loves control / He thinks living longer will save his soul / He made is world one big chain store / So he doesn't travel anymore ». Comme les versions originales qu'ils donnent envie d'écouter, ces deux disques d'aujourd'hui démontrent qu'au-delà de quelques codes musicaux qui la rendent immédiatement reconnaissable, la forme « calypso » est un moyen d'expression populaire qui peut croquer, dans un mélange savamment dosé d'observation, d'humour et de clins d'œil moqueurs, n'importe quel événement ou situation. Comme en d'autres temps la caricature, la chanson satirique, les plus purs des raps et des slams, les moins nombrilistes des blogs…
Philippe Delvosalle
Les versions originales se retrouvent entre autres sur :
- compilation « Calypso Breakaway (1927-1941) » – MF7430
- compilation « Calypsos From Trinidad – Politics, Intrigue & Violence in the 1930's » – MF7434
- compilation « Roosevelt in Trinidad – Calypsos of Events, Places & Personalities (1933-1939) » – MF7473
- compilation « Shango, Shouter & Oboeah – Supernatural Calypso From Trinidad » – MF7466
- compilation « Fall of Man : Calypsos – Human Condition (1935-1941) » – MF7474
- compilation « Calypso at Midnight ! – Town Hall, NYC 1946 » – MF7463
- compilation « West Indian Rhythm » [10cd] – MF7462
D'autres disques solo d'André (ex-) Herman Düne :
- André HERMAN DÜNE : « Täglich Brot (New York - Berlin) » – XH498W
- Stanley BRINKS : « Dank U » – XB830V
- Stanley BRINKS : « Sings the Blues » – XB830W