Des révoltes qui font date #50
4 avril 1871 // Écrasement de la Commune de Marseille par les troupes du général Espivent
Sommaire
Mouvements républicains et Commune à Marseille (1870-1871)
La Commune de Marseille est un mouvement insurrectionnel proclamé par solidarité avec la Commune de Paris le 22 mars 1871, soit quatre jours après le début de la révolte dans la capitale. Même si elle est décrétée en solidarité avec les Communards parisiens, son incarnation phocéenne est, tant dans ses prémisses que dans son épilogue, marquée par les difficiles relations entre les deux grandes villes : elle entend certes défendre la jeune république naissante contre les Versaillais mais aussi permettre aux Marseillais de régir les propres intérêts de leur ville.
La Commune de Marseille de mars 1871 s’enracine dans un terreau politique républicain datant de la fin de l’Empire (dans les années 1865-1868) et lié à la franc-maçonnerie locale (notamment par le biais de l’enseignement où les francs-maçons organisent un réseau d’entraide et fédèrent les différents opposants à Napoléon III). Une presse républicaine, tolérée mais fort contrôlée et parfois condamnée, voit également le jour. Déjà début août 1870, au début de la guerre franco-prussienne, une première insurrection populaire, avec à sa tête les futurs leaders de la Commune de Marseille (Gaston Crémieux, Émile Bouchet, Maurice Rouvier et Gustave Naquet), prend d’assaut la préfecture, et, le lendemain, la mairie. Ce premier mouvement insurrectionnel est sévèrement réprimé, ses meneurs sont condamnés à des peines de prison par un conseil de guerre (ils sont finalement libérés le 4 septembre 1870, à la proclamation de la République).
La période qui suit est marquée par de fortes dissensions au sein du Conseil municipal de Marseille entre républicains modérés et « Blanquistes » (partisans du socialiste révolutionnaire Louis-Auguste Blanqui). En parallèle, à un autre niveau, la tension monte entre la Garde nationale (bourgeoise) et la Garde civique (ouvrière). Une demi-année plus tard, ces conflits marqueront la brève existence de la Commune de Marseille elle-même.
Pour en revenir à La Commune de Marseille, elle finira dans le sang comme celle de Paris : le 3 avril 1871, le général Espivent fait marcher 6000 à 7000 soldats sur la ville. Les Garibaldiens tentent farouchement de défendre la gare, d’autres Communards marseillais résistent mais le lendemain, le 4 avril, Espivent fait bombarder la ville depuis les hauteurs de Notre-Dame de la Garde. Peu de temps après, victorieuses, les troupes versaillaises défilent dans la ville aux cris de « Vive Jésus ! Vive le Sacré-Cœur ! ».
Les trobaires marselhés et Miquèu Capoduro
Dans les décennies qui suivent l’écrasement de la Commune, se développe à Marseille une littérature d’auteurs et de poètes locaux qui privilégient les thématiques sociales : les trobaires marselhés.
Les trobaires marselhés [étaient] très actifs entre la Commune et 1914, au moment où la République française se constituait, avec son homogénéité centraliste. Il y avait encore des voix qui s’exprimaient en oc pour défendre les ouvriers, les pauvres, oppressés ou insoumis, à une époque où le français devenait de plus en plus la langue du politique. Ces textes sont anticléricaux, antimilitaristes et n’ont rien à voir avec une Provence inventée à l’époque, celle des santons, des gardians, de Baroncelli ou de Daudet. Celle qui allait devenir plus tard la Provence de Pagnol. Non, les poètes dont il est question avec 'Marcha !' écrivaient pour s’opposer à l’autoritarisme de la République naissante et à la domination implacable du patronat. — Manu Théron dans journalventilo.fr
Ces trobaires écrivaient aussi bien des saynètes que des chansons. On était dans l'époque du caf'conc', grand lieu de dévergondage et aussi de transmission des idées dans le peuple. — Manu Théron dans lemonde.fr
L’un de ces trobaires marselhés est Miquèu [Michel] Capoduro (Marseille, 1836 – Marseille, 1892), auteur de la chanson « La testa de Sant Trofima » [« La Tête de Saint Trophime »] dont il sera question ici – mais aussi d’autres, telles que « Siatz desarmats » [« Vous êtes désarmés »], « Lo reservista » [« Le réserviste »], « Morir de fam » [« Mourir de faim »], « La viand de chivau » [« La Viande de cheval »] ou « Lei velocipedas » [« Les Vélocipèdes »].
Lo Còr de la Plana et la chanson « Sant Trofima »
Le chœur de la Plaine (du nom d’un quartier à la fois populaire et – comme souvent – menacé de gentrification de la ville) est un quintet de polyphonies masculines chantées en occitan fondé en 2000 à l’initiative de Manu Théron. Les voix sont évidemment à l’avant-plan, accompagnées juste de percussions corporelles (pieds, mains) et de tambours sur cadre empruntés à toute la région méditerranéenne comme le bendir (Afrique du Nord) et le tamburello (Sud de l’Italie).
L'objet de notre démarche, c'est de réinventer une tradition en lui donnant une assise extrêmement minimale, avec juste des voix et des percussions, de façon à ne pas trop noyer le propos. — Manu Théron dans lemonde.fr
Sur leur troisième album Marcha ! (Buda Musique, 2012) entièrement consacré à la mise en voix et en musique des textes de trobaires, Lo Còr de la Plana reprend une chanson de Miquèu Capoduro consacrée à l’écrasement de la Commune marseillaise, le 4 avril 1871.
Version studio
"Sant Trofima" - Lo Còr de la Plana
Messièrs ai l’arma desvirada
Despuei lo jorn dau quatre abriu
Car aqueu jorn la fusilhada
M’aviá rendut pus mòrt que viu
Dins lei sovenirs que mi resta
Lo pus grand crime que se’s fach
Es qu’aqueu jorn de grand combat
Sant Trofima a perdut la tèsta
Pareis qu’en tirant lo canon
Siegue tot drech vò de rebond
Son còle a sautat rond
Aqueu malaür èra de resta
Ploratz vos Dieu gènts dau Bòn Dieu
Sant Trofima a perdut la tèsta
Voei despuei d’aquela novèla
Ai mancat la perdre a mon torn
Ai tant plorat que ma parpèla
Si ferma plus ni nuech ni jorn
Pareis donc que la Bòna Mèra
En tirant dessús l’enemic
A pres lo Sant per un bandit
Talament aviá la colèra
Pareis qu’en tirant lo canon
Siegue tot drech vò de rebond
Son còle a sautat rond
Aqueu malaür èra de resta
Ploratz vos Dieu gènts dau Bòn Dieu
Sant Trofima a perdut la tèsta
Dien qu’aqueu jorn la Bòna Mèra
Tirava ambé San Micolat
E qu’en pas viant lo sant ont èra
Es lo fòrt qu’èla a canonat
Mai puei qu’èra a la prefeitura
La Bòna Mèra l’a que dien
L’a pres per un Garibaldien
E l’a bombardat la figura
Pareis que la Vierge quand tira
Respeita pas manca leis sants
Pregatz-la ben car se vos mira
Seriatz perduts mei beis enfants
Vielhards e vos brava joinessa
Que l’aviatz pas vista tirar
Ren qu’aqueu fèt vos sufirà
Car viatz que tira emé justessa
Pareis qu’en tirant lo canon
Siegue tot drech vò de rebond
Son còle a sautat rond
Aqueu malaür èra de resta
Ploratz vos Dieu gènts dau Bòn Dieu
Sant Trofima a perdut la tèsta
De tot çò qu’aviá pres leis armas
Per sostenir la libertat
Se ne’s mòrt tòmbi pas de larma
Car elei podián v’evitar
Mai planhi totjorn Sant Trofima
Aviá ren fach e lo mesquin
A subit lo sòrt d’un coquin
De la Bòna Mera es vitima
Mai se quauque jorn nom de nom
Trobam sa tèsta a un canton
Fau que cantem un Te Deum
E direm dins la glèisa en fèsta
Cantatz vos Dieu gènts dau bòn Dieu
Sant Trofima a trobat sa tèsta
La chanson de Capoduro prend la voie de l’humour, aborde l’événement historique (tragique, sanglant) par l’humour, l’ironie et une certaine gouaille anticléricale, racontant comment un obus tiré par les troupes du général Espivent coupa la tête à une statue de Saint-Trophime (un saint vénéré dans la région, notamment à Arles). La version de Lo Còr de la Plana, matinée d’accents rap, a été pendant longtemps un des moments forts de leurs concerts.
"Sant Trofima" - Lo Còr de la Plana - traduction approximative
Messieurs, mon âme est bouleversée
Après la journée du quatre avril
Car ce jour-là, la fusillade
M’avait rendu plus mort que vivant
Dans les souvenirs qu’il me reste
Le plus grand crime qui fut commis
Est qu’en ce jour de grands combats
Saint Trophime a perdu la tête
Version en concert
Philippe Delvosalle
photo de droite : Lo Còr de la Plana en 2014 par Aure Séguier (creative commons)
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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