Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

« La Fièvre de Petrov » : les Russes pris en grippe

La fièvre de Petrov.jpg
En procès au moment du tournage, assigné à domicile et contraint à travailler de nuit, le cinéaste dissident Kirill Serebrennikov brosse le portrait ivre d’une Russie malade, contrecoup de la révolution conservatrice qui sévit dans les sphères du pouvoir et des médias depuis le retour à la présidence de Vladimir Poutine en 2012.

Sommaire

« — Fille des neiges, tu es pour de vrai ? — »

On ne sait trop pourquoi, un soir de réveillon, Petrov est monté dans un trolleybus bondé. Les yeux vitreux, au bord de l’évanouissement, il tente de maîtriser sa toux tandis qu’une femme déguisée en Snégourotchka contrôle les billets. Conformément à la tradition, la fille des neiges porte de lourdes tresses jaune paille et une robe bleue étincelante qui ne sied ni à son âge ni à son air revêche. Tant de hargne s'exhale de la masse sombre des passagers agglutinés les uns contre les autres qu'il s'en faut d'un rien pour que le ressentiment éclate en une colère disproportionnée. Dans cette ambiance de visages défaits, on ne sent pas une grande différence entre ceux qui profèrent des insultes et ceux qui se taisent. Brusquement le véhicule s’arrête. Des gens dehors font descendre Petrov, lui plantent un fusil dans les mains. En levant les yeux notre homme se retrouve face à un petit groupe de condamnés, silhouettes saisies d’effroi dans la nuit glacée. Apparemment Petrov fait partie du peloton chargé de les exécuter, peu importe pourquoi. Une fois sa tâche accomplie, plus pâle que jamais, il se borne à remonter à bord du trolleybus qui continue sa route comme si de rien n’était. Nouvel arrêt : cette fois un corbillard l’attend au coin de la rue. Entre le cercueil et les fleurs, Petrov est invité à trinquer en compagnie d'un couple de croque-mort ; ces deux-là, n'était le contexte de la rencontre, leur allure suffirait à les rendre inquiétants. À tout prendre, Petrov aimerait plutôt finir sa course pour récupérer son fils chez son ex-femme. Mais on l'aura compris, le voyage ne fait que commencer.

Les cercles de l'amour déçu

Ce que la fièvre montre à Petrov a toutes les apparences d'un enfer. C’est un monde en lambeaux où vit le rêve dément d'un passé qui n'a jamais eu lieu. Disséminé dans les images et dans le montage avec lequel il fait corps, le sous-texte contestataire n'a pas le temps de cristalliser nulle part, c’est un courant furieux qui passe de visages en visages, de scènes en scènes en bousculant les perceptions. L'altération de la réalité peut produire des effets comiques. C'est, par exemple, une jeune femme dotée du pouvoir de dénuder mentalement les hommes qui croisent son regard. Ou bien cette autre, l’ex de Petrov, appelée à se métamorphoser en une sorte de démon sanguinaire. Sous un jour plus tragique, la violence sociale, omniprésente, contamine la relation entre parents et enfants et atteint jusqu’à la conscience de soi. Si, dans les méandres de la narration, l’influence de Joyce saute aux yeux, c’est qu’il y a quelque chose d'Ulysse dans le périple de Petrov, homme quelconque, obscur mais talentueux auteur de bandes-dessinées, divorcé et père aimant d’un jeune garçon bientôt également atteint de la grippe. L'errance nous dit qu'il n'est pas de quête d'amour ou ne serait-ce que d'un lieu de vie acceptable - qui ne soit vouée à la folie.

Inscrit dans une veine littéraire dont l'ampleur en Russie peut se mesurer à la distance qui sépare Gogol de Pelevine, et dont Dostoïevski reste le plus glorieux représentant, le délire est un genre qui, au cinéma tout au moins, n’a rien de spécifiquement russe. Très présentes aux USA sous le signe du bad trip, ces dérives qui mélangent alcool, drogues et microbes prennent racine dans des sentiments négatifs (mélancolie, frustration, dégoût) dont l’addiction ou la folie figurent les conséquences plus que les causes. Qu’ils soient provoqués ou subis, remonter le fil séditieux de ces états seconds revient donc indirectement à identifier les effets sur l’individu de politiques inégalitaires et répressives.

Du théâtre au procès

Le style indirect est bien la clé de ce film tout aussi politique qu’intensément humain. Tiré d’un best-seller récent d’Alexeï Salnikov, Les Petrov, la grippe, etc (édition des Syrtes 2020 pour la traduction française), le film se déroule dans la grande cité industrielle de Ekaterinenbourg en Sibérie. Tourné de nuit durant le procès qui, le jour, mettait le réalisateur face à la justice sous prétexte qu’il aurait détourné les subventions allouées durant son mandat de directeur artistique au Centre Gogol de Moscou, accusations démenties par les milliers de spectateurs venus assister à ces spectacles soi-disant inexistants, La Fièvre de Petrov se situe à un niveau de représentation délibérément insaisissable. Si le premier degré plaide pour une lecture littérale et que le second degré annule cette candeur en usant de l’ironie, le troisième degré tente de jouer sur les deux tableaux tout en offrant à Serebrennikov, assigné à résidence à l’époque du tournage, la possibilité d’exprimer un tant soit peu son insolence sans qu’il s’expose davantage à l’ire du pouvoir. Les positions progressistes qui, tant sur le plan moral (défense des droits des homosexuels) que sur le plan artistique (antiacadémisme) ont initialement contribué au succès du metteur en scène à ses débuts, sous Mevdvedev, représentent désormais un risque trop élevé au sein de la société conservatrice russe dont la réélection de Poutine en 2012 a signé l'avènement. Sans transiger sur le grotesque, cet autre visage du réalisme, et sans le moindre égard pour la vraisemblance, le récit fait sincèrement droit aux émotions qu’il suscite. Au cinéma, l’instabilité de la forme est un parti-pris esthétique périlleux mais fécond. Réalisme, onirisme, sentimentalisme, humour et horreur : les péripéties de La Fièvre de Petrov couvrent à peu près tous les registres possibles et, sans renoncer au sens (certes, très différent du bon sens), parviennent assez subtilement à extraire de ces mélanges une énergie insurrectionnelle qui confine à la joie.

La fête continue

Que reste-t-il de l'époque soviétique dans la Russie actuelle ? Les images du passé que Petrov est amené à revivre en boucle sous l’emprise de la fièvre sont émouvantes car c'était l'époque où il croyait au bonheur. Il est vrai que les communistes s'entendaient à choyer leurs enfants sachant leur prodiguer une attention soutenue en plus d'une solide éducation. Les fêtes, les cadeaux, les jeux, les sapins, les voyages occupaient une place essentielle dans un quotidien très encadré et rassurant. Comment se remettre d'un bonheur qui, bien que réel, n'a jamais eu de fondement ? Question incarnée par la figure récurrente de Snegourochka. Basculant du présent au passé, de l’hallucination au souvenir, le film convoque tout un peuple d’âmes russes qui, dans un esprit de dérision jubilatoire, jettent un pont symphonique entre deux époques représentées par des chansons qui en disent long sur les destins brisés. Dans la peau de Petrov, le metteur en scène de théâtre Semion Serzin tient le rôle du guide. A tout prendre, l’homme n’est guère qu’un regard empathique braqué sur un pays isolé dans son tourment, cette Russie silencieuse et coupable qui, au nom de Poutine, voit s'ouvrir dans son histoire de nouvelles blessures sans avoir même eu le temps de refermer les anciennes.


Texte : Catherine De Poortere

Crédit images : © Imagine Films


l__imaginefilm petrov---s flu nbb-min.jpg

Agenda des projections

Sortie en Belgique le 30 mars 2022.

Distribution : Imagine Films

En Belgique francophone le film sera projeté dans les salles suivantes :

Bruxelles : Le Palace

Wallonie : Charleroi Quai 10, Liège Le Churchill, Mons Plaza, Namur Caméo Tournai Imagix

Classé dans

En lien