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Pointculture_cms | critique

Protéger et punir : « La Mif » de Frédéric Baillif

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A la croisée de la fiction et du documentaire, ce portrait d’un foyer d’accueil pour filles genevois place la prise en charge des mineurs au centre de la question politique.

A l’écran elles s'appellent Novinha, Audrey, Justine, Alison, Tamra, Caroline et Précieuse. Ce n'est pas leurs vrais noms. Elles ont entre 14 et 17 ans et, pour diverses raisons, on a dû les éloigner de leurs parents. Loin de se prêter à des révélations spectaculaires, leurs antécédents familiaux ne se laissent entrevoir que peu à peu, dans un flou qui intime le silence. Le passé n'est pas le sujet. L’essentiel c’est que bien avant qu’on en apprenne davantage sur l’histoire de chacune, on découvre une bande de filles, et c’est avant tout de cette communauté de hasard que le film dresse le portrait. À la manière de Céline Sciamma ou de Sarah Gavron, Frédéric Baillif montre l’adolescence dans l’épaisseur de sa rage et dans un franc mépris de l’avenir, quand tout brûle encore et que rien n’importe davantage que le fait d’exister. Ne tisseraient-ils que des liens au présent, les récits que rassemble La Mif sonneraient tout aussi juste, découpés dans le vif de l’amitié, du désir et, s’agissant de la famille ou des institutions, de rapports conflictuels qui se font écho, se recoupent ou se répondent.

Peu importe d’où l’on vient et où on va. Cette volonté d’oubli offre l'avantage de récuser la violence du déterminisme. Loin d’occuper le centre du tableau, le trauma se réitère d'abord sous l'effet du regard d'autrui. De la part des adultes responsables, les passages à l’acte ou gestes de provocation propres à l’adolescence suscitent des réponses a priori démesurées. Quelque légitime qu'elle soit, le film qui s'accorderait à une telle inquiétude manquerait d'empathie. Aussi Frédéric Baillif préfère-t-il accompagner l'élan qui consiste à s'arracher au passé. À rebours d'une approche psychologisante, le réalisateur tient à ce que le film porte sa part de défiance vis-à-vis de l’éducation institutionnalisée en montrant notamment que la protection revendiquée au nom des pensionnaires du foyer pourrait n’être qu’un cache-misère pour des méthodes expéditives sans envergure humanitaire.

C’est bien une onde de colère qui traverse le film, une flambée accusatrice qui ne s’arrête sur aucun protagoniste en particulier mais dont la directrice et les éducateurs ont à rendre compte car c’est sur eux que la vague revient toujours. Ce ton emporté, Frédéric Baillif le doit à sa propre expérience sur le terrain, en maison d’accueil, milieu où il a lui-même travaillé pendant des années. Rôdé au documentaire, c'est en familier des lieux et des usages que le cinéaste redéploie son propre vécu en s'appuyant sur un dispositif d'immersion. Des ateliers de jeu et de réécriture suivis de prises en décors réels, un casting non-professionnel et des dialogues improvisés représentent deux ans de travail préparatoire pour deux semaines de tournage. Sans filet de sécurité, tout concourt à brouiller la frontière entre fiction et documentaire. Une forme épidermique donc, qui renvoie à l’extrême sensitivité de la zone à éclairer, celle d’un pan de société qu’on ne peut tout simplement pas rabattre sur des comportements individuels. En ce sens, pas question de montrer du doigt quelques anomalies de l’éducation d’Etat comme s’il s’agissait d’un système clos. Ce que le film met en relief, c’est un continuum de la négligence qui touche la société dans son ensemble.

La démonstration culmine dans le dernier chapitre, une sorte d’épilogue où se dévoile le récit personnel de la directrice de l’établissement, Lora. Présente du début à la fin, cette femme semble avoir le contre-jour inscrit sur son visage. Dans l’éloquent plissé de ses traits se condensent naturellement les ambivalences spécifiques à sa fonction, ambivalences largement partagées par les autres protagonistes du film. Car si le mot mif signifie famille en verlan, il n’est pas d'endroit idéal ni de refuge assez aimant pour un enfant qui ne choisit pas de grandir sous le regard de ses parents ou de ce qui peut en tenir lieu.

Devant un matériau documentaire chargé d’abus, de maltraitance et d’abandon, la fiction ne tend pas à désenténébrer l'horizon. Le propos n'est pas de montrer la lumière au bout du tunnel. La fiction n’est guère qu’un voile pudique destiné à protéger les intervenantes d’un voyeurisme stérile, une mention « tout n’est pas vrai » qui bloque la curiosité. Imperceptible pour le spectateur, ces infimes glissements d'identité maintiennent un sas de sécurité autour des adolescentes. Ayant participé à l'écriture du film, elles savent aussi se ressaisir de la fiction pour se regarder elles-mêmes, fantasmer et nouer des relations entre elles. Dans ce pouvoir que le cinéma leur confère s'exprime le rapport critique à l’autorité que soutient Frédéric Baillif, conscient de la double image que renvoie le foyer. Animé d'une dimension d'accueil et d'enfermement, c'est un lieu paradoxal qui résulte des forces conjointes de l'état social et de la violence politique. Ainsi, de même que les éducateurs ne font pas nécessairement de bons pères et mères, toute collectivité est potentiellement toxique. Calé sur ce constat, le film met toute sa confiance dans l'énergie obstinée d'une jeunesse capable de se jeter à corps perdus dans de nouveaux attachements et de nouvelles histoires.


Texte : Catherine De Poortere

Crédit photo : © Vedette


Agenda des projections

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Sortie en Belgique le 02 mars 2022.

Distribution : Vedette films

En Belgique francophone le film est diffusé dans les salles suivantes :

Bruxelles Aventure, UGC Toison d'Or

Charleroi Quai 10

Liège Le Churchill

Namur Cinéma Cameo

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