"La Mort de Louis XIV" d'Albert Serra: Le roi est mort ! Vive le roi !
Autour du lit – où s’orchestraient jadis le lever du roi – s’affairent les proches et son médecin personnel. Comment s’administre la médecine à l’époque et pour le chef de l’Etat ? Quel régime, quelle alimentation ? Les docteurs de l’école parisienne sont appelés à la rescousse, auscultent, dissertent. Un charlatan est sollicité et échange avec les sommités du corps médical. Comment meurt-on et que devient le corps du roi à sa mort ?
Un long et magnifique crépuscule, en huis clos, dans les appartements du Roi. — Pierre Hemptinne
Juste deux regards vers l’extérieur, à travers la fenêtre, pour embrasser, avide, un paysage verdoyant, avec des lumières printanières, du vent vivifiant. On dirait ces perspectives qui, dans les peintures de la Renaissance, représentent le « reste du monde ». À l’intérieur, on restera plutôt dans le clair-obscur, avec des corps lents, frappés par le drame qui se joue, empesés dans le protocole et qui semblent les personnages d’un vaste tableau de genre qui, de temps à autre, se mettraient à se parler, à remuer dans leur immobilisme. La maladie gagne lentement le corps de Louis XIV. Son médecin est impuissant à enrayer la douleur et la dégradation physique. Massages, onguents, exercice, changement de régime, rien n’y fait. Un soin infini à cuisiner, trouver des aliments qui auraient l’heur de plaire encore à sa majesté, pourraient raviver son appétit, le ramener à la vie. Mais le roi est de plus en plus monumental et cataleptique, insaisissable et momifié avec son incroyable perruque d’apparat. L’esprit reste vigilant, il écoute, on le consulte et le courtise, il répond ou reporte. Il renonce peu à peu à toute prise en charge effective de sa charge. Il reste allongé, effaré, effarant. Il surveille tout. Où est Madame de Maintenon ? Bénir le futur règne de son fils. Brûler les documents compromettants. Guetter le moment de l’extrême onction. Tout cela avec une lenteur infinie. Et, au fur et à mesure qu’il se fossilise, que son corps pourrit sur pied, il ne disparaît pas, rien ne s’effondre, tout continue. Le corps se défait, le pouvoir reste. Le royaume tourne. Un mot suffit encore pour faire arrêter un charlatan. Et à la lumière des chandelles, Albert Serra filme l’invisible, la transsubstantiation du corps royal. Alors que l’agonie est filmée sans complaisance, comme la preuve que le roi est mortel, ce qui se met en place petit à petit est l’immortalité du roi, qui se manifeste là sous nos yeux. Le cinéaste réalise une illustration magnifique des Deux Corps du roi de Kantorowicz.
Le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume. Cette double nature, humaine et souveraine du « corps du roi » explique l’adage « le roi est mort, vive le roi » — Wikipedia
Tous les personnages autour du moribond n’envisagent à aucun
moment que tout se termine avec le roi. Leurs gestes, leurs rituels, leurs
codes attestent qu’ils s’apprêtent à continuer
le roi. Ce qu’ils servent, littéralement, va rester en vie, opérant. Du culte
de la personnalité exacerbé, au fur et à mesure qu’il décède, le roi s’éloigne
et incarne de plus en plus l’impersonnalité du pouvoir, fait corps avec lui. Tout
se passe du reste dans sa chambre, son appartement le plus privé qui coïncide
avec le lieu d’où s’exerce le pouvoir réel sur les gens et l’ensemble du
royaume. L’enveloppe corporelle royale se transcende, devient corps mystique
pour transcender le pouvoir qu’il léguera ensuite à son héritier immédiat. Mais
c’est dans le même mécanisme de construction du pouvoir symbolique et de
transmission que les dominants d’aujourd’hui puisent les principes de la
puissance d’État. Une fois le dernier soupir rendu, les médecins ouvrent la
dépouille, autopsient le souverain, il s’agit de déterminer de manière précise
la cause du décès. Et par là, de donner son corps à la science. Jean-Pierre Léaud est Louis XIV jusque dans ces
intestins extirpés, auscultés.
Pierre Hemptinne