La nuit où Martin Tétréault a dit "Non"
Martin Tétréault les dénature en bouleversant leurs contextes, en dissociant leur
logique, en les expulsant de leur destinée. Il les découpe en fragments
sémantiques prêts à composer de nouvelles narrations sonores obliques. Il opère
donc par expropriation, déterritorialisation, dépaysement, et puis par
collages, télescopages, superpositions, frottements, allusions, effacement,
citations, correspondances intuitives, accélérations, ralentissements. Ce qui
est fascinant est de se représenter à quel point il faut connaître intimement
les sons, les bruits et les musiques que l’on entreprend ainsi de réorganiser,
en intervenant au niveau de leurs molécules, de leurs codes génétiques. Et il
n’y a pas d’ordinateur, toute la construction
s’élabore dans le cerveau et dans le toucher, la peau, paumes et doigts sur les
disques sillonnés, le plastique et la bande des cassettes, le bras, l’aiguille
et le plateau rotatif des appareils de lecture extérieurs que, par son
savoir-faire, il intériorise. Un bel exemple d’organologie où le corps se
prolonge et se ramifie dans des machines et objets « étrangers ». Il
manipule plusieurs tourne-disques, des microsillons, des cassettes, une console.
Il applique aussi aux surfaces des disques et des platines le principe du
« piano préparé » : disposer des objets et des obstacles qui
font sauter l’aiguille, la détournent,
introduisent des intrus. Les mécanismes et les grésillements électromagnétiques
font partie intégrante de la chair musicale. La matière qu’il travaille pour
composer le contenu de ce CD provient de vingt-cinq disques
dont il donne les références précises. Cela donne, entre autres, une œuvre de
Pierre Henry, deux pièces de Morton Subotnik, un quintette pour cuivres de
Carter et pas mal de disques de bruitages (genre odyssée spatiale, atmosphère
galactique ou le Sound Effects 7 avec ses sons d'appareils électroménagers,
bruits dans la maison, bébé qui pleure, hélicoptère et voiture de pompiers), d’expression
corporelle (de la série « imaginations »), des musiques d’ambiance et
d’ameublement, des échantillons didactiques, des percussions traditionnelles…
Le climat est étrange. Une musique de grand magasin (à l’ancienne) qui envahit
l’espace mental du musicien. Une âme qui se saborderait en s’ouvrant à
l’écoulement languide de sons impersonnels, exsangues à force d’être recyclés,
aspirés comme l’eau d’un évier par le vide des canalisations. Une dérive
cosmique intérieure vers un point zéro hanté, animée d’aventures anémiées, de
rêves synthétiques. Une saga enfouie, un trop-plein
de signaux sonores alarmés, des sirènes étouffées et des frappes rythmées
d’alerte, le tout aseptisé, comme une angoisse clinique. La bande-son d’un renoncement énigmatique, relâchement,
abandon, puis transmigration dans une autre dimension, des adieux mélancoliques
sous cellophane, au fur et à mesure que l’espace mental se sent colonisé par
des entités musicales venues d’ailleurs, qui prennent le contrôle.
Pierre Hemptinne
texte écrit en 2010 pour le projet Archipel
photo: Martin Tétréault en février 2009 chez Q-O2 (Bruxelles) par Fabonthemoon
(licence Creative Commons)