LIFE & TIMES OF LADDIO BOLOCKO
Beaucoup de facettes musicales pour une carrière courte. Ce groupe new-yorkais
issu des cendres de Dazzling Killmen, Mars Volta... en 1997 est qualifié,
tenez-vous bien, de prog-noise-kraut-jazz et s'engage en quelques (jamais trop)
longues plages mouvementées à développer un jeu serré
basse-guitare-batterie très rythmique, s'ouvrant subitement sur des climats
cinglés, fébrilement « répétitifs »,
mi-jazz, mi-transe, éperdument métalliques, précis, contrôlés
par quatre esprits maniaques.
Ce double CD qui retrace la vie du groupe démarre sur les chapeaux de
roue, mais joyeusement. Le jeu est nerveux comme un pur sang, sans un poil de
remplissage, un joyeux galop, un rythme déchaîné, métallique,
une danse « tribale » guitares / basse / batterie
toutes lames dehors. Un batteur technique, rapide, sobre frappant comme une
bête, forme avec les guitares un terrible bloc rythmique roulant comme
du Can survolté.
Dès la seconde plage, le trouble fait son apparition, on perçoit
un côté maladif virulent dans ces percussions enragées qui
se jettent dans l'espèce de plaie béante déformant la troisième
plage. Le trio délirant basse-batterie-guitares explose et s'accommode
de la présence d'un sax écorché vif. Là c'est un
peu tard pour échapper à la frénésie empoisonnée,
on est embarqué, on prend des coups, on ne voit plus rien, on vit l'imminence
d'un crash. Et lorsque l'engin hurle de tous ses freins pour éviter l'obstacle,
les musiciens prennent un tournant à 90° et précipitent la
musique dans la seule issue de secours, une chute vertigineuse. Un vertige qui
ressemble à du hardcore croisé à ce que Pink Floyd a fait
de plus effrayant. Une course poursuite cauchemardesque où vous piétinez
sur un terrain visqueux à deux doigts de vous faire happer par les mandibules
de votre imagination paranoïaque.
L'angoisse musicale se poursuit tout au long du premier CD, en prenant des allures
diverses : no man's land à la Pink Floyd, désertique et psychédélique;
ou cellule « free jazz » sur le point de s'étrangler,
hors d'haleine. La sixième plage se détend un peu sur plus de
trente minutes. On ne peut pas parler d'apaisement mais plutôt d'une ambiance
noise post-apocalyptique, une douleur brûlante après la
violence du crash, une aura flottante où vibrent guitares distordues
et voix off, une sorte d'écho de la lutte qui a eu lieu précédemment.
La musique du premier CD, pour moi, évoque très clairement le
climat d'angoisse qu'ont pu ressentir certaines personnes au cœur de New York
avant septembre 2001. Cette succession de plages évoque une course à
la catastrophe urbaine, sociale ou, peut-être aussi, tout « simplement »
une épreuve mentale, psychologique individuelle et dramatique causée
par une somme de facteurs, dont la pauvreté matérielle et le mal-être
existentiel mentionnés au travers des titres ou des infos imprimées
sur le boîtier.
Le second CD intitulé Bolocko est moins sombre, la tension
musicale s'en ressent. La musique est moins stressante, les atmosphères
plus diluées, le jeu plus serein. Les constructions n'en sont pas moins
intéressantes et le côté « progressif »
plus riche, la mélodie y est même présente, la guitare acoustique
et des percussions plus colorées et légères sont bien développées,
le saxophone est beaucoup plus aérien. Il est esthétiquement plus
rassurant.
Je pense qu'il n'est pas à écouter directement après l'épreuve
du premier CD intitulé Laddio.
Cette compilation posthume fait désormais partie des jalons de l'histoire
du rock. Jamais égarés, les musiciens secouent les frontières
du free rock, dynamitent le prog rock font une jonction intelligente
entre jazz et rock dur. C'est dommage que l'on n'ait pas vécu cela en
temps réel. Ils ont été comparés à This Heat,
Can, et leur façon de jouer du saxophone évoque parfois le free
jazz tant spirituel que viscéral de Albert Ayler.
(Pierre-Charles Offergeld, Liège)