« Le Dormeur éveillé » de Boris van der Avoort
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Le 19 janvier – Quand je me déplace la nuit, j’allume un minimum de lumière. Je ne veux réveiller personne. Mes bras savent précisément à quelle hauteur se trouve le premier interrupteur que je pourrai allumer. À l’aveugle mes pieds se posent précisément sur les parties du plancher les moins sonores. — Boris Van der Avoort, voix off au début du film
« Un cinéaste cherche les raisons de ses insomnies chroniques. Son enquête transformera son rapport à la nuit et au sommeil. » : telles sont les deux premières phrases du très court synopsis officiel du Dormeur éveillé.
Le cinéaste en question (mais aussi le personnage principal du film, son coscénariste, l’écrivain et le lecteur de sa voix off, l’un de ses six filmeurs, etc.) c’est Boris Van der Avoort. Mais si le parcours personnel du réalisateur dans les salles d’attente, les cabinets de consultation et les salles d’opération du monde médical et paramédical, à la recherche d’éléments de réponses pour comprendre – et, à terme, résoudre – ses problèmes de sommeil, comporte des moments qu’il partage avec le film, Le Dormeur éveillé est beaucoup plus que le carnet de santé de Boris Van der Avoort.
D’abord, parce que dans son attitude-même ce dernier prend du recul par rapport à une conception trop binaire de ses bouts de nuits blanches selon lesquelles ils représenteraient uniquement un problème à régler, un ennemi intérieur à combattre : « Le film est né lorsque j’ai pris conscience que je devais arrêter de lutter contre mes insomnies et que je devais les accepter. À partir de ce moment-là, j’ai retrouvé une nouvelle énergie, j’ai éprouvé le sentiment que la nuit était un espace-temps à protéger » (dossier de presse). Ensuite, parce qu’en parallèle de ce changement d’attitude – et dans la suite de certains de ses films précédents, comme Le Champ des visions par exemple –, Van der Avoort ouvre son propos, laisse libre cours à sa curiosité et à sa soif de savoir et multiplie les registres d’investigation.
La chambre d’investigation
J’ai élaboré un plan d’investigation partant de ma maison et de mon lit vers la forêt avoisinante puis vers d’autres lieux, d’autres temps et d’autres espèces, animales et végétales. — Boris Van der Avoort voix off
Sans doute inspiré à la base par une réalité du terrain, il existe désormais un motif récurent dans 90% des séries télévisées policières : ce tableau ou ce mur entier où les enquêtrices et enquêteurs accrochent les pièces du puzzle de leur recherche (photos des victimes, de preuves importantes, des suspects, etc.) pour guider leur travail, faire apparaître des pistes à explorer. Très vite dans son dernier film, Boris Van der Avoort fait de même, à partir d’une série de reproductions de très belles peintures de dormeuses et de dormeurs (de Breughel l’Ancien, Carolus-Duran, Corinth, Slewinski, Holsoe, Vallotton, etc.). On pense aussi à la série documentaire Un œil, une histoire (Marianne Alphant et Pascale Bouhénic, 2012-2015) où des historiens et historiennes de l’art commentent des œuvres d’art tout en manipulant les reproductions sur une table de travail filmée du haut, en les déplaçant pour les faire dialoguer, pour les faire interagir… Mais revenons à Boris Van der Avoort : très vite une image fixe, figée, un photogramme tiré de l’étude image par image des cycles du sommeil d’une plante vient rejoindre les cartes postales de peintures.
Le mur d’investigation du cinéaste, les images nocturnes de cette sorte de carte mentale de sa recherche vient ponctuer le film et marquer les passages d’un registre d’enquête à l’autre : iconographique, artistique, scientifique, biologique, toponymique, urbanistique, sociologique, ethnographique, poétique, etc. L'assemblage des traces iconographiques de son parcours revient une dernière fois, tout au bout du chemin.
Dans la séance de questions-réponses avec le public à l’issue de l’avant-première du film à Flagey, le cinéaste remarquait que « nous dormons environ le tiers de nos vies » mais que « nous ne savons que très peu de choses sur notre sommeil et nos biorythmes », précisant par exemple que « à l’adolescence le biorythme se décale de deux heures environ mais les horaires de l’école ne sont pas adaptés, privant les jeunes gens de la dernière période du sommeil, qui est précisément celle où on rêve le plus et où on fait des liens ».
Cette phase particulière du sommeil, faite de rêves et de liens pourrait être une belle image du cinéma de Van der Avoort.
Les arbres dorment, les champs dorment, les chiens dorment, la truie dort, les étoiles dorment, la lune dort mais, toi et moi, nous ne dormons pas. — chanson dans ‘Le Dormeur éveillé’
Cadrer et décadrer
Dans ce film polysémique, Boris Van der Avoort et son équipe (sa compagne Isabelle Dumont à l’écriture, son frère Aliocha à l’image et au sound design, les autres cameramen, le musicien irlandais Slavek Kwi aussi au sound design, pour n’en citer que quelques-uns) superposent des matières sonores et visuelles assez variées : très beaux plans très cadrés de Bruxelles de nuit (à la lisière du bâti et du non construit, là où la brique jouxte la nature), images suggestives et oniriques, véritable Arche de Noé de séquences animalières (chats, moutons, renards, rapaces, poissons rouges, etc.) filmées, entre autres, avec le naturaliste John Van Volsem), images à la caméra nocturne infra-rouge, etc.
Dans une telle recherche menée tous azimuts, la richesse des éléments récoltés dans chaque direction d’exploration ne suffit pas nécessairement à donner, une fois montés et assemblés, un film réussi. Si Le Dormeur éveillé est à mes yeux un très bon film, il me semble que c’est avant tout grâce à son inventivité, par sa générosité, ses qualités formelles, le rapport de l’image et du son mais également l’implication de son cinéaste, la nécessité intime de se lancer dans ce projet tout en gardant sa capacité à faire un pas de côté par l’humour (la présence burlesque, presque keatonienne, du corps du cinéaste dans certains plans) ou l’attention aux autres (la très belle séquence où il interroge l’infirmière qui est en train de lui placer les électrodes de son examen à la clinique du sommeil sur son travail de nuit, en « horaires décalés »).
Vu l’importance des images nocturnes, des séquences sombres ainsi que du son, une vision en salle de ce film est fortement conseillée !
> site du film
Philippe Delvosalle
Boris Van der Avoort : Le Dormeur éveillé
Une demi-douzaine de séances
Du mercredi 16 juin au samedi 26 juin 2021
Flagey (Ixelles)
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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