Des révoltes qui font date #74
19 avril 1943 au 16 mai 1943 // Soulèvement du ghetto de Varsovie
Résister
Qu’est-ce que résister ?
Est-ce supporter victorieusement des épreuves physiques ou morales, s’opposer par la force à ceux qui emploient des moyens violents, s’opposer à quelqu’un ou à sa volonté, s’opposer à une force armée d’occupation ? (1)
Peut-on alors dire que les Français, les Belges, les Juifs, les Autrichiens, les Tsiganes, les Italiens, les Allemands… ont résisté lors de la guerre 40-45 ? Oui, bien sûr. Il y a eu résistance dans tous les pays mais le phénomène fut largement minoritaire : en France par exemple, il y avait moins de 2% de résistants sur la population entre 20 et 60 ans (2) et en Belgique, 2 à 3% pour les 16-65 ans.
Que ce soit dans des états totalitaires ou dans une démocratie qui, pour des raisons économiques, sanitaires, politiques, prend des mesures liberticides, la population pense qu’en obéissant, en se soumettant aux lois et aux arrêtés, elle évitera d’être bousculée, punie, emprisonnée. Si quelques individus réagissent rapidement, le pouvoir les fait taire, les considère comme comploteurs ou terroristes. Ce n’est qu’après un certain temps que les gens se mettent à entrer en dissidence, puis passent éventuellement à une résistance qui s’organise petit à petit. Le reste se tait, se cache, vit discrètement ou collabore avec la junte ou l’occupant.
Au début de l’occupation, les Juifs pensaient qu’en acceptant les lois allemandes, ils limiteraient les dégâts. Ils se soumirent à leur exclusion de la vie en société, à l’emploi forcé, à l’étoile jaune, au placement dans des ghettos. Dès 1942, la résistance juive s’organisa en réseaux pour permettre de sauver des enfants ou des adultes en les faisant passer la frontière suisse ou la ligne de démarcation française (4). D’autres formes de résistance juive eurent lieu : le sacrifice, la désobéissance, les caches, l’aide aux résistants des pays occupés, les sabotages des biens allemands… En Biélorussie, les partisans Bielski sauvèrent leurs frères juifs, les protégèrent et luttèrent contre les Allemands (5). En Belgique, le Comité de défense des Juifs procura de vrais faux-papiers, offrit une aide financière à des milliers de Juifs vivant dans la clandestinité et organisa le sauvetage de plus de trois mille enfants (6).
Oui, il y eut bien une résistance juive, à la hauteur de toutes les autres résistances. Et celle du ghetto de Varsovie, quelque célèbre qu’elle soit maintenant, n’est pas la seule opposition au régime nazi.
Le ghetto
Le soulèvement du ghetto de Varsovie reste certainement l’exemple le plus héroïque et noble d’une résistance armée à l’occupation nazie.
En 1939, à Varsovie, les nazis sont déterminés à détruire la plus grande communauté juive d’Europe. Une fois entrés dans la ville, les Allemands ont aussitôt promulgué des décrets anti-juifs. Le général SS Reinhard Heydrich élabore un plan pour regrouper les deux millions de Juifs dans des ghettos, des quartiers isolés au sein des grandes villes polonaises où ils seraient séparés des non-Juifs. Les programmes d’extermination n’avaient pas encore été exposés quand les ghettos ont été constitués, mais l’intention des nazis était de regrouper les Juifs afin de faciliter les mesures qu’ils prendraient par la suite.
Le ghetto met une année pour se construire. les Allemands identifient les Juifs, les appauvrissent et, en avril 1940, les forcent à bâtir des murs autour du ghetto. Après avoir évacué les Polonais, ils obligent les Juifs à vivre dans le ghetto, qu’ils ferment en novembre. 360.000 Juifs se retrouvent amassés sur quelques kilomètres carrés. Puis ils les rationnent, ne leur permettant pas d’avoir la nourriture quotidienne suffisante. La famine survient rapidement, l’hygiène se dégrade, la plupart des gens sont sans emploi (7). Les Allemands continuent d’amener des Juifs de toute la Pologne dans le ghetto, qui passe à 450.000 personnes avec des conditions insoutenables. Le typhus puis la tuberculose fait son apparition. Malades, affamés, les gens meurent. Ils sont ramassés et enterrés dans des fosses communes. La contrebande et l’organisation de soupes populaires permettent cependant à certains de survivre.
Le soulèvement
Des assassinats collectifs de Juifs ont lieu sur le front de l’Est mais les habitants du ghetto refusent de croire ces nouvelles et l’idée d’une résistance armée fait long feu. La population pensait qu’en résistant, ils se feraient tous abattre mais que s’ils respectaient les règles établies, seuls quelques-uns seraient tués.
En juillet 1942, les nazis commencent à déporter les Juifs vers le camp d’extermination de Treblinka. Dans le ghetto, l’information apportée par des groupes clandestins semble tellement énorme qu’elle n’est pas acceptée au début. Deux mois plus tard, quatre-vingt pour cent de la population du ghetto a déjà été envoyée dans les camps. Les mouvements de jeunes du ghetto décident de s’engager dans la résistance, ils obtiennent secrètement de petites armes et, en janvier de l’année suivante, attaquent les soldats allemands. La population commence alors à comprendre qu’elle peut opposer une résistance.
Himmler donne l’ordre de détruire le ghetto de Varsovie. Les résistants commencent à se préparer pour l’affrontement final. Via des messagers polonais, ils font rentrer de nombreuses armes tandis que les autres habitants trouvent des endroits pour se dissimuler et construisent également des abris souterrains renfermant des aliments pour tenir quelques semaines.
Le 19 avril 1943, veille de la Pâque juive, deux mille soldats allemands se déploient dans le ghetto, apparemment vide. Quand ils se trouvent à portée des résistants, ceux-ci lancent des grenades et bombes artisanales et leur tirent dessus au pistolet. Les Allemands, stupéfaits, battent en retraite au bout d’une demi-heure.
Lorsque j’ai vu le sang des Allemands que nous avions tués, de ces personnes qui avaient un sang aryen pur, et qui disaient que nos vies, en tant que sémites, valaient moins que celles d’un chien. — Masha Butermilch, l’une des six survivantes du soulèvement
Les combats durent jusqu’au 16 mai. Les Allemands comprennent qu’en mettant le feu aux maisons, ils forcent les résistants à sortir. Dès lors, ils incendient systématiquement tout le ghetto. Après dix jours de combat, le ghetto n’est plus qu’un tas de ruines fumantes.
Le 16 mai, après avoir capturé ou tué quasiment tous les résistants, les Allemands détruisent la grande synagogue pour symboliser leur victoire. Le soulèvement est terminé.
Résister dans le ghetto, c’était refuser d’aller à l’abattoir, se venger sans doute mais c’était pour l’honneur du peuple juif. « Nous voulions choisir la façon dont nous voulions mourir » (8).
Zog Nit Keynmol
Résistant juif de Lituanie, Hirsch Glick compose des poèmes dès l’âge de treize ans. Il est déporté dans deux camps de travail puis est intégré dans le ghetto de Vilnius, où il continue d’écrire tout en tentant de résister aux Allemands. Quand il apprend la nouvelle du soulèvement du ghetto de Varsovie, il écrit « Zog Nit Keynmol » (Ne dis jamais), le chant des partisans juifs qui rend hommage à la résistance des Juifs contre les nazis. Un chant d’espoir, un hymne à la victoire prochaine, un poème à la lutte armée et à la victoire.
Pour la musique, il utilise une mélodie de 1935 du compositeur et chef d’orchestre russe, Dmitri Pokrass.
Le ghetto de Vilnius adopte ce chant et bientôt il est repris dans d’autres ghettos. Il devient ainsi l’un des principaux hymnes des survivants de la Shoah.
Zog Nit Keynmol (Ne dis jamais)
Ne dis jamais que tu marches ton dernier chemin,
Même si des cieux noirs cachent les jours bleus,
Notre heure tant espérée viendra,
Notre pas résonnera, nous sommes là !
Du pays vert des palmiers jusqu'au pays blanc de la neige,
Nous arrivons avec notre souffrance, notre douleur,
Et là où nous tombons, il est un germe de notre sang,
Notre bravoure, notre courage y poussera.
Le soleil de demain nous illuminera le présent,
Et hier disparaîtra avec l'ennemi.
Seulement si le soleil et l'aube manquent,
Alors comme une parole donnée, ce chant ira de génération en génération.
Ce chant est écrit avec du sang et non avec une mine,
Ce n'est pas la chanson d'un oiseau en liberté.
C'est un peuple au milieu des murs effondrés
Qui le chante avec le pistolet au poing
Ne dis jamais que tu marches ton dernier chemin,
Même si des cieux noirs cachent les jours bleus,
Notre heure tant espérée viendra,
Notre pas résonnera, nous sommes là !
La version de « Zog Nit Keynmol » de Sarah Gorbi, une chanteuse juive d’origine russo-moldave qui a eu du succès surtout à Paris, a pour spécificité de se trouver dans un album qui reprend plusieurs chansons en yiddish que le peuple juif entonnait dans les ghettos : prières, chants ashkénazes, chants des pogroms… Certains sont par ailleurs assez rares comme « Mach ye deine eiguelekh tzu» (Ferme les yeux) ou « Dos yingele ligt farbrent » (L’enfant brûlé gît là).
Jacques Lasry, compositeur d’avant-garde, a pris en main l’orchestration de cet album. Il y joue du cristal, un instrument totalement inédit qu’il a créé dans les années 1950 avec son ami François Baschet. Il s’agit d’une construction métallique qui produit des sons à partir de cylindres de verre oscillants. Cet instrument donne une atmosphère étrange et unique à l’album.
Zog nit keynmol, Sarah Gorby sur une orchestration de Jacques Lasry.
En 2009, le groupe punk français Cartouche a repris la chanson sur l’album À corps perdu, dans une version plus énergique qui reflète l’engagement du groupe et de sa chanteuse Géraldine. Plus récemment, en 2017, la réalisatrice et maîtresse de conférence, Florence Joshua, demande au groupe Cartouche d'interpréter, pour le film, leur reprise du chant des partisans du ghetto de Vilnius, « Zog nit keynmol ».
Zog nit keynmol, en yiddish et en français par le groupe Cartouche.
(1) Quelques définitions du Larousse
(2) La Résistance, quelques chiffres, Contreculture.org
(3) La résistance en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale, Fabrice Maerten (CEGESOMA).
(4) Voir le film Resistance de Jonathan Jakubowicz, en 2020.
(5) Voir le film Insurgés de Edward Zwick avec Daniel Craig, en 2008.
(6) Voir le documentaire Un simple maillon de Frédéric Dumont en 2003.
(7) Moins de 15% des Juifs du ghetto travaillent au salaire minimum pour des entreprises allemandes ou polonaises.
(8) Simcha Rotem, messager pour les combattants du ghetto de Varsovie.
(9) Le Cristal, vidéo de l'entretien avec François Baschet
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
Dans le même dossier :
- Grandir est un sport de combat « Olga » d'Elie Grappe
- Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski
- « The Revolution Will Not Be Televised » – Gil Scott-Heron
- Mouvement des gilets jaunes / Un documentaire de François Ruffin et Gilles Perret
- Opposition à la 2ème centrale nucléaire à Chooz / Une ballade du GAM