MY WORLD
James Brown is (definitely) dead !
Si l’actuel revival soul funk 70’s se transforme en véritable lame de fond, Mister Lee Fields va pouvoir enfin demander des comptes. Et avec intérêts !
Et aborder le cas Lee Fields en des termes de jargon propres aux mouvements constitutifs du balancier médiatique (le sinusoïdal des hypes successives) reviendrait à ajouter de l’ignorance dans un contexte particulier joliment mouché par une relative malchance. Car bien qu’occultée depuis la fin 70’s, tant dans les charts que sur les écrans des chaînes de robinets à clips, par la toute puissance de l’un de ses (lointains ?) succédanés bien plus soucieux de bon beau profil mercantile (le R’n’B actuel) que de la pertinence de son propos, la soul continue de tracer un sillon qui depuis quelque temps croise à nouveau celui des autoroutes du succès grand public. Outre le triomphe massif et mérité d’Amy Winehouse et celui, concomitant, de ses très appliquées suiveuses (Duffy, Adele…), les feux de joie allumés ces dernières années par Sharon Jones & The Dap-Kings, Raphael Saadiq, The Heavy, ou entretenus de superbe façon par quelques envoyés célestes de bon augure (D’Angelo…), ont fait bien mieux que perpétuer la flamme d’une musique qui de par son nom touche à l’essence première de l’être humain (en gros, soul veut dire âme). Mais ce langage si particulier qui peut faire battre les cœurs aussi violemment qu’il échauffe les sangs souffre aussi de ce paradoxe que ses plus nobles locuteurs (d’Otis Redding à Al Green et de James Brown à Smokey Robinson, la liste est infinie) semblent réfugiés dans un inviolable sanctuaire qui apparaît comme définitivement scellé depuis près de 30 ans.
Tenu pour son bien ou à son corps défendant à l’extérieur de ce panthéon élevé à un passé peu trop doré (et encombrant), Lee Fields, aujourd’hui proche de la soixantaine, a peut-être simplement joué d’une relative malchance, n’ayant pu à aucun moment de sa longue carrière compter sur le soutien des faiseurs de talents de l’époque tels la Stax ou la Motown ou rebondir sur le succès inopiné d’un single à l’échelle nationale, même si certains des 45 tours originaux valent à présent un joli sachet de cacahuètes sur les sites de vente aux enchères. Et ce, malgré une voix qui soutient avantageusement la comparaison avec The Godfather of Soul (L. F. est parfois appelé le James Brown underground) qui avait adopté, surtout en fin de vie, cette désagréable habitude de basculer de soul à saoulant ! Né dans un état du sud des États-Unis peu réputé pour sa mansuétude à l’égard des minorités de couleur (la Caroline du Nord), Lee Fields met le pied à l’étrier dès 1969 via le circuit blues, tourne beaucoup mais enregistre peu (une poignée de maxis et 7 albums à ce jour) et ne récolte qu’un substantiel score qu’en 1991 (« Enough Is Enough »), après avoir traversé une ingrate décennie 1980 qu’il assimile à un calvaire. Depuis, rasséréné par une signature sur une maison de disques enthousiaste (Truth & Soul, tout un programme) et épaulé par un groupe, The Expressions, rodé aux tournées des quelques divas susnommées et totalement dévoué à sa cause, cet énergique bonhomme dont les traits rappellent étrangement ceux d’un Mohamed Ali dans la fleur de l’âge un jour de rendez-vous galant, a peut-être enfin réalisé le disque qu’il a toujours rêvé d’enregistrer. Certes « My World » jouit d’une patine sonore plus vintage (70’s) que ça tu meurs (!) qui pourrait être assimilée à de la basse nostalgie spéculative mais qui, replacé dans une perspective de reconquête des cœurs et des oreilles à moyen terme (en opposant la vibration charnelle et naturelle de la soul à l’artificialité clinquante et industrielle du R’n’B actuel) qui passe par une fidélité absolue aux canons bien établis du genre, lui garantit probablement une pérennité qui ne s’évalue plus en termes de mois ou même, de semaines… La reprise d’un classique des Supremes « My World Is Empty Without You » est à ce titre doublement évocatrice : outre le déchirement sentimental prophétisé par son titre et traduit à la perfection avec son ratio obligatoire de trémolos par Lee Fields, vient s’insinuer un trouble sur l’origine du morceau lui-même ! À croire qu’il l’aurait peut-être écrit dans une autre (de ses) vie(s). Le si rare, mais ô combien divin équilibre entre proclamation amoureuse extasiée et/ou désespérée et supplique d’une âme tourmentée sur fond de commentaire sociétal subtilement instillé est sublimé à maintes occasions (« Love Comes And Goes », « Ladies », « Do You Love Me (Like You Say You Do) »). Et pour accompagner et canaliser ce déferlement émotionnel contenu, l’Américain a mis les petits plats dans les grands. Cuivres rutilants, basse molletonnée ou comprimée de bulles d’air, guitares de velours, un mellotron de pure soie, et même quelques violons au bois humide. Lee Field en paraît d’ailleurs si fier qu’à trois reprises (« Expressions Theme », « These Moments », « Last Ride »), il se tait, leur laisse l’entière direction artistique. Si sûr de pouvoir enfin détenir, entre ses poings bien serrés (voir pochette), la possibilité d’un monde à venir. Son monde.
Yannick Hustache