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Pointculture_cms | critique

OEUVRE POUR PIANO [I]: SONATE 1.X.1905 / SUR LE SENTIER ...

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Une cicatrice sonore jonchée de débris : telle est la signature de Janácek

 

 

La distance qui sépare un auteur de son œuvre, que l’on se figure semblable à celle qui abstrait le réel de sa représentation, ne subsiste, chez Janácek, que sous forme de traces. Il y a dans sa musique comme une hargne de l’affliction, une faille refermée trop vite, et mal. Ce retrait qui, pour certains, est le lieu même – réflexif et conceptuel – de la création, condition de surgissement de l’imaginaire, il s’y tient. Ou plutôt : se l’incorpore, devient ce pont entre le vécu et la musique, devient la brèche grossièrement comblée, devient la cicatrice.

D’où la qualité singulière de ses compositions, ni novatrices ni classiques, mais outrageusement personnelles. Sans doute Janácek est-il très au fait des modes et manières de son époque, il n’y a rien de marginal ni dans sa culture ni dans son parcours professionnel, seulement les formes lui importent moins que ce qui les anime. Du romantisme et des musiques traditionnelles, tellement prisées par ses contemporains de l’Est, il retient  l’essence. Pour paraphraser Pessoa, chez Janácek la sensibilité pense et la pensée ressent: le sujet se confond à son expression.

La musique qui est une discipline, un art, un langage, un métier, est pour lui bien plus encore que tout cela: elle est sa confidente. Reproduisant la texture contrastée du tchèque oral, Janácek ne lui demande rien d’autre que de lui répondre, d’être vraie, de lui donner sens. C’est une conversation qu’il recrée, une conversation idéale, faite de contradictions, de revirements, de délires, sans théorie ni jugement et surtout, sans masque. L’écriture halète, murmure, s’écrie. Le compositeur invente une interlocutrice à la mesure de sa sensibilité. Les romantiques s’identifient à leur instrument, Janácek quant à lui, diffracte dans sa musique son être innombrable.

Ici le piano se répand en concrétions nerveuses. La musique, issue du confinement, jaillit liquide en fusion, s’alanguit devenue visqueuse à l’air libre, se reprend, se divise, tantôt s’insinue, tantôt fuse, une et multiple. Entre la sonate 1er Octobre 1905 , les cycles Sur un sentier recouvert et Dans les brumes, la continuité est évidente. Janácek, constant dans ses déséquilibres, vit ses ruptures à chaque instant, à l’intérieur de chaque morceau, sans s’attarder, sans s’appesantir. Intensité et légèreté: un alliage contre-nature. Etranger aux éclats virtuoses, le jeu repose sur une intelligence des antagonismes, sur l’abrupte succession de thèmes opposés et de nombreuses désynchronisations; l’absence (et non le défaut) de construction d’ensemble exige que l’interprète soit en connivence avec l’auteur. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère que certaines versions d’une même œuvre soient si contrastées, celle de Slávka Pechocová se signalant par une vigueur inhabituelle à l’inverse d’une Hélène Couvert plus mélancolique, méditative. Certains vont jusqu’à prétendre que seul un musicien tchèque peut affronter les partitions de Janácek, affirmation évidemment excessive qui met néanmoins l’accent sur la question de l’intelligibilité. L’interprète devient à son tour le confident, l’interlocuteur: cette fragmentation de l’être rejaillit en une polyphonie de voix contradictoires dont les nôtres ne sont pas absentes.

 

Catherine De Poortere

 

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