QUATUOR CORDES 1,2 [2 VERSIONS: ALTO ET VIOLE D'AMOUR]
Si, tout entière enclose dans son microcosme, une œuvre ne se réfère qu’à elle-même, et que, par sa force suggestive, elle inspire images et récits, ceux-ci connaissent l’existence fragile d’une atmosphère qui se dissipe aussitôt. À l’inverse, la musique de Janacek se construit dans l’hétéroclite et le chaos. Assemblages disparates de sentiments, d’idées, de sons, de paroles, de danses, liés entre eux avec l’impatience brouillonne d’une brûlante inspiration, ses créations débordent, meutes de sons incontrôlables qui n’en finissent pas de bondir en tous sens.
Œuvres de la fin, presque posthume dans le cas des Lettres Intimes, les quatuors n’en sont pas moins intrinsèquement amalgamés, par l’esprit et la méthode, au reste de sa production, en particulier aux opéras. Le lyrisme particulier qui les caractérise – éclats de conversations, rythmes syncopés, composition intense et brute – définit précisément la structure insolite de ces deux morceaux, comme s’ils n’en étaient que la transcription feutrée. Mais s’il faut leur découvrir une base primordiale, une source commune – une muse–elle se présente sans détours, évidente, visible selon le désir même du compositeur qui lui écri t: « tu es derrière chaque note, toi, amour vivant et puissant. Le parfum de ton corps, la lumière de tes baisers – non, en fait des miens. Ces notes qui sont les miennes t’embrassent tout entière. Elles t’appellent passionnément. » Cette femme, inaccessible, jeunesse contre vieillesse, froideur contre ferveur, se nomme Kamilá Stösslová. Sous divers aspects, elle s’incarne déjà dans les opéras Katiá Kobanová, De la maison des morts et L’affaire Makropoulos, qui chacun déclinent une facette différente de sa personnalité, non sans y mêler des traits propres aux héroïnes tolstoïennes qui hantent l’esprit du compositeur.
La voici encore, à l’origine et au terme de ces deux quatuors. Le premier, sous-titré Sonate à Kreuzer, désigne peut-être à l’avant-plan un hommage à Beethoven, mais au fond, c’est la nouvelle de Tolstoï qu’elle vise. Et quelle nouvelle! Une abominable histoire d’adultère qui s’achève dans le sang, prétexte à un épouvantable exposé d’idées rétrogrades et puritaines sur les femmes, le mariage et le sexe (petite digression: l’ironie fait que les romans que l’on considère comme célébration de l’amour fou – Anna Karenina de Tolstoï ou Belle du Seigneur de Cohen – sont en fait des pamphlets bien réglés contre la passion…). Mais Janacek, qui adore la littérature russe, pratique une lecture très sélective et partiale. Ainsi s’identifie-t-il dans la souffrance, non pas au mari jaloux et meurtrier, mais à son épouse… par laquelle il se sent en communion avec Kamilá. Telle est la charge passive du premier quatuor, tissé de références extra-musicales, personnelles et littéraires, inscrites en marge des partitions, comme si, dans l’acte de composer, il lui fallait se mettre tout entier. C’est encore plus vrai pour le second quatuor, Lettres Intimes. Ce nom, d’une littéralité peut-être excessive, serait presque choquant si, au final, Janacek ne transcendait pas son propre magma affectif dans des créations qui en conservent la force et se débarrassent heureusement du sentimentalisme.
Car cette sensibilité exacerbée est soumise à un contrepoids formidable: la frénésie. Janacek écrivait vite, d’une traite, presque sans se relire. Les deux quatuors ont chacun réclamé moins d’une semaine de travail. Tout se précipite, se condense, fuse, éclate! Ce bouillonnement caractérise un style, un langage – une esthétique. À l’oreille, les mouvements traditionnellement définis (andante, adagio, moderato, con moto) se confondent, non dans la répétition de mélodies – ce qui serait lassant – mais par la juxtaposition de rythmes contrastés. À peine s’est-on reposé quelques instants sur un air plus doux, qu’un autre surgit, déchaîné, avant d’être repris par un troisième, apaisant, et ainsi de suite. Certaines phrases reviennent comme des leitmotive, sous diverses formes, obsessionnelles, et ce sont elles qui, par leur persistance, charpentent et unissent les sections éparses et brisées du discours. Il y a quelque chose d’unique, de merveilleux qui s’opère, dans cette musique, un art brut mais subtil, intime, excitant, démesuré, mais harmonieux. Une façon de brûler ce qu’on adore.
Le quatuor n°2 offre une particularité supplémentaire, en cela qu’il introduit une viole d’amour. Enthousiaste, sensible à la générosité sonore de cet instrument ancien, Janacek doit cependant se raviser, tant l’objet pose des difficultés techniques à l’interprète. En effet, à la différence de l’alto, de tessiture semblable, il possède sept cordes (quatre pour l’alto) et autant de cordes dites sympathiques – c’est-à-dire qui vibrent par résonance sans être touchées par l’archet. Sur son lit de mort, Janacek se dépêche de transposer la partition. Il n’entendra jamais le résultat final… C’est ici ce que propose le quatuor Diotima, les deux versions des Lettres Intimes. Heureuse initiative, qui permet d’apprécier les qualités respectives des deux instruments! Il est remarquable que, malgré sa complexité, la viole d’amour produise un son beaucoup plus âpre, plus «frotté», que l’alto, dont la pureté sonore renforce la profondeur. Mais surtout, la configuration du disque (Lettres Intimes / Sonate à Kreutzer / Lettres Intimes) permet, dès la première écoute, de savourer la richesse mélodique de ces quatuors, car, pour saisir pleinement la musique de Janacek, il faut y déceler cette petite phrase distillée tout au long du morceau, et ce n’est que lorsqu’on l’a isolée du reste, que la forme générale devient perceptible et que la beauté se révèle.
On se réjouit que, à ce programme peu connu, le quatuor Diotima se soit intéressé. Ils conviennent au-delà du nécessaire, offrent, inventent, anticipent, créent: leur compréhension déborde la partition. Leur nom est programme qui trahit la passion de la modernité. Diotima rend hommage au compositeur italien Luigi Nono (1924-1990) et à son Fragmente – stille, an Diotima, œuvre très douce mais saccadée, qui décompose la poésie de Hölderlin, transforme les mots en ondes sonores hétéroclites, parfois dissonantes. Janacek, dont la forme annonce mais se tient encore très loin de l’atonalité, gagne à être joué par Diotima: les musiciens le déchiffrent et le projettent dans leur présent, avec leur technique et leur sensibilité actuelles, et cette lecture audacieuse fonctionne à merveille. Écouter ces quatuors une seule ou mille fois, leur prêter une oreille musicienne ou littéraire, rêver ou danser, s’emporter, se calfeutrer, fuir : tout est possible dans la profusion de Janacek.
Catherine De Poortere
Musiques évoquées dans le texte :
- Lien 1 : Discographie du Quatuor Diotima
- Lien2 : Fragmente – Stille, an Diotima, de Luigi Nono, joué par le Quatuor Diotima
- Lien 3 : Analyse de l’opéra De la Maison des Morts, de Janacek, dirigé par Pierre Boulez.
- Lien 4 : Discographie de Janacek