« Les Choses humaines », un film d’Yvan Attal
D'abord, nommer les faits. Dès qu'il y a pénétration, il y a viol. Après, bien sûr, il y a une échelle des peines : un doigt, c'est trois ans ; une pénétration sexuelle, six, ça peut aller jusqu'à quinze, mais c'est rare. Si le suspect n'a pas d'antécédents judiciaires, des garanties morales, s'il a un bon niveau social et joue profil bas, ça peut descendre à deux, avec sursis. S'il est noir, maghrébin, étranger, sans papier, il prend plus. Puis vient la question du consentement. Faut placer le curseur. Ça devient rapidement social, un viol. Je vous choque ? Moi je le dis toujours à mes clientes : la partie adverse va traquer chaque détail de votre vie. Vous avez bu ? Vous avez dîné, dansé avec votre agresseur ? Vous l'avez rencontré sur Internet ? Ils finiront par conclure : elle l'a bien cherché. — Karine Tuil, "Les Choses humaines."
Dans les hautes sphères des médias, les Farrel sont comme chez eux. Figure incontournable du débat public, Claire écrit des essais féministes tandis que Jean, de vingt-sept ans son aîné, anime une émission politique à la télévision. Récemment séparés, ils n’ont pas beaucoup de temps à consacrer à leur fils Alexandre, étudiant à Standford, revenu à Paris assister à la cérémonie au cours de laquelle son père se verra décerner la légion d’honneur. Après un dîner en compagnie de sa mère et de son nouveau compagnon, le jeune homme rejoint une fête organisée par ses camarades de promotion. Il s’y rend accompagné de Mila, la fille de son beau-père, qu’il vient également de rencontrer. Le lendemain, la police débarque pour l’arrêter et le placer en garde à vue. Mila a déposé plainte : elle accuse Alexandre de viol.
Transposition du roman éponyme de Karine Tuil (Prix Interallié et Goncourt des Lycéens 2019), le film reprend à peu de choses près le propos du livre resserré autour du procès et des quelques heures précédant l’acte fatidique, trente mois plus tôt. Sur un principe de neutralité également cher à Yvan Attal, la romancière s’attache à présenter le point de vue de chaque protagoniste. Celui de Mila, dix-sept ans au moment des faits, qui tente de tenir à distance sa mère très religieuse. Celui d’Alexandre, enfant gâté par la vie nanti de l’arrogance de sa condition par ailleurs charmant, intelligent et aimable. Celui de Jean, narcissique et coureur, convaincu que les femmes ont tout à gagner de l’attention que leur portent les hommes comme lui. Celui de Claire, brutalement confrontée à l’inconsistance de ses prises de position face au sentiment aveugle qui la conduit, envers et contre tout, à prendre le parti de son enfant.
Cette galerie de personnages rend tout de même assez problématique l'idée d'un traitement équitable. À quelle neutralité peut prétendre un trait aussi caricatural reporté sur les mécanismes de domination sociale ? Le choix d’une action située dans les hautes sphères revient à Karine Tuil s’agissant d’une affaire dont l’origine remonte à une agression commise sur le campus d’une université américaine. En confiant les rôles clé de son film à Charlotte Gainsbourg et à Ben Attal, respectivement sa compagne et son fils, Yvan Attal renforce le caractère hors sol d’un exposé censé mettre en avant un questionnement universel. « Les Choses humaines », dit le titre. En réalité, le propos de déplie sur une toile de fond un peu trop élégante et privilégiée pour évoquer le général au travers du particulier.
Dans la catégorie « film de procès » dont le modèle indépassable reste Douze hommes en colère de Sidney Lumet, on retiendra la qualité de présence du fils et de la mère, tous deux affectés d’une grâce et d’un timbre de voix empreints d’une telle émotion que celle-ci semble devoir toujours l’emporter sur le contenu de leur parole voire sur leurs actes… Dans le rôle de Mila, Suzanne Jouannet parvient à leur faire face avec un naturel tout aussi grand, ne leur cédant en rien ni par l’intensité ni par la justesse de son jeu. Quant à l’action proprement dit, on notera une première partie assez faible, copie ratée d’un dispositif à l’américaine destiné à planter un milieu en croisant les trajectoires de plusieurs personnages. C’est à cet endroit que les insuffisances de la narration se font le plus sentir : lumière, découpage des scènes, dialogues, mouvements de caméra, rien ne fonctionne, c'est un mauvais téléfilm. La seconde partie sauve heureusement la mise. Filmé en plans séquences, le déroulé du procès convient mieux à une écriture et à des interprètes dont les arguments s’accordent davantage au déploiement de longs discours qu’à la vivacité des échanges pris sur le vif.
Il faut cependant en revenir à l’intention du récit qui est de mettre en examen, avec une loupe et un micro empathique, cette fameuse zone dite grise des relations hétérosexuelles. Comment définir le consentement ? Que faire, tant au niveau moral que politique, des rapports sexuels traumatisants initiés sans véritable intention de nuire ? À ces questions, le film répond, non sans délicatesse, par un aveu d’impuissance. Ce refus de juger porte clairement sa critique contre les opérations de lynchages sur Internet (#balancetonporc, #metoo, cancel culture, etc) sans déceler qu'il y a un lien de cause à effet évident entre les manquements de la justice et l'usage des réseaux comme dernier recours.
Rester neutre donnait tout son sens au film. Il y a une évidence qui nous a guidés : on sait pertinemment ce qui s’est passé entre eux deux. D’ailleurs, si vous enchaînez le témoignage de Mila et de Ben pendant le procès, vous vous rendez compte qu’ils disent la même chose. Les faits sont indiscutables. C’est la manière dont chacun les a vécus qui change tout. — Yvan Attal
Des propos que le réalisateur a encore défendus récemment, sur le plateau de l’émission animée par Yann Barthès (Quotidien, 24/11/21), déclarant « A partir du moment où on n’a pas tous le même rapport au sexe, on a tous une morale différente ».
Soit deux morales. Celle du jeune homme brillant, riche, bien dans sa peau, beau gosse et conscient de l’être. Et la morale de la fille pas sûre d’elle, en conflit avec son éducation religieuse, qui ne boit pas d’alcool, pas cool en fait, et timide de surcroît, une fille qui, pour comble, n'est pas claire dans son comportement.
Le problème du film, c’est qu’il met le focus sur le jugement et ses limites. Or, ce qui importe aujourd’hui, c’est moins d’établir la culpabilité de tel ou tel, que de dénoncer, à travers des cas bien précis, la nuisance d'un régime. C'est un ordre des choses selon lequel les femmes sont par défaut des corps à disposition. Il n’y a donc rien de répréhensible, si on en a les moyens, à tenter sa chance, se précipiter, tirer profit de l’effet de surprise pour prendre un baiser, exiger une « faveur » ou imposer une pénétration. À croire que seuls tomberaient sous la caractérisation de viol les actes commis par des personnes ne répondant pas aux normes actuelles de beauté, ou des personnes explicitement malveillantes, à qui l’on n’a pas souri, pas fait ce qui sera perçu comme des avances. Car il existe une série d’actions qui obligent et les femmes qui ne jouent pas le jeu portent un nom : ce sont des allumeuses. Au fond, il s'agit de comprendre que le sexe n'a pas à s'inscrire dans une relation affective, que c'est (au mieux) un plaisir sans conséquence, une blague, un sport, un passe-temps. Comme on le voit, cette conception unilatérale ouvre grand la porte à tous les malentendus et à tous les abus de pouvoir.
Dès lors, qui est coupable ? Qui ne l'est pas ? Comment qualifier un crime enchevêtré dans des rapports aussi inégalitaires ? Si l'on en reste à ce constat, il n'y a pas d'espoir que les choses changent, si ce n'est dans le sens d'une plus grande adhésion des femmes à des pratiques qui ne laissent aucune place à la réciprocité, au désir encore moins. Or l'immensité de la plainte qui s'élève aujourd'hui montre bien que ce n'est pas ce que le plus grand nombre souhaite.
D'une bienveillance pernicieuse, le film s'intéresse tant au sort de ses personnages qu’il en oublie de faire le procès du monde qui les entoure.
Texte : Catherine De Poortere
Crédit images : © Jérôme Prébois / Gaumont
Distribution : Athena films
Sortie en Belgique le 01 décembre 2021.
Le film est projeté dans la plupart des salles en Belgique
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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