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Pointculture_cms | critique

« Les Indes galantes » entre musique baroque et danses urbaines

Clément Cogitore - "Les Indes galantes" - Opéra de Paris - Les Films Pélléas
Trois objets de forme et de durée très différentes – un court métrage de cinq minutes, un opéra sur scène de plus de trois heures et un 'making of' d’une heure quarante – rendent compte de la rencontre osée mais réussie entre un opéra-ballet du XVIIIe siècle et une série de danses urbaines d’aujourd’hui.

Sommaire

Cinq minutes de beauté, d’émotion et d’énergie

Il y a d’abord un choc, une expérience de spectateur qui ne nous arrive pas tous les jours. À l’origine de cette déflagration il y a un film court, de cinq minutes à peine. Un film découvert en ligne et visionné sur un écran d’ordinateur, et non en projection sur un écran de cinéma. Mais c’est un film qui à l’issue de sa première vision nous laisse bouche bée et les yeux mouillés, bouleversés par l’énergie et la beauté qu’il nous a offertes (en particulier dans le contexte de cet énième confinement imposé par la pandémie de Covid-19). Un film dont la concision et la facilité d’accès sur Internet nous permettent de repartir souvent à sa rencontre, sans nullement nous lasser de le revoir des dizaines de fois, en y découvrant à chaque vision de nouveaux détails, en y ressentant à chaque fois le même bouleversement émotif et sensoriel.

En 2017, pour la plateforme de contenus numériques « 3e scène » de l’Opéra de Paris, Clément Cogitore filme – entre chorégraphie et improvisation, entre chaos et écriture – la « Danse du grand calumet de la paix » et le duo « Forêts paisibles » du final de l’opéra-ballet baroque Les Indes galantes (Rameau, 1735). Pour filmer ce fragment d’une œuvre qu’il aime depuis longtemps, il convoque sur le plateau une série de danseurs et danseuses de krump (danse urbaine née dans les ghettos noirs de Los Angeles à la fin des années 1990 après les émeutes ayant suivi le passage à tabac de Rodney King par la police). Pour le jeune artiste et cinéaste, il s’agit de

créer un court-circuit entre deux mondes qui ne se rencontrent pas. […] Ce qui m’intéresse dans toute création artistique, ce sont des mondes qui se rencontrent, qui cohabitent, qui se confrontent, qui essayent de vivre ensemble — Clément Cogitore

Un écran noir, quelques voix, la rythmique d’un tambour (« C’est une pièce plus ou moins percussive selon les interprétations mais là, j’ai fait travailler des compositeurs pour ajouter une base de percussions plus forte pour que les danseurs de krump ne soient pas perdus »), le lancement progressif d’un enregistrement des Indes galantes (par Le Concert d’Astrée/Emmanuelle Haïm, 2012)... Rassemblé en cercle, un groupe d’une soixantaine d’hommes, de femmes et d’enfants. Un danseur soliste au milieu. Des danseurs des deux sexes le rejoignent ou prennent sa place, sortant de l’anneau du collectif et de la position du spectateur pour devenir corps en mouvement et faire glisser la danse d’un seul vers la danse d’un groupe, et jouer le rôle d’étincelles dans l’embrasement chorégraphique du crew. Restant toujours hors du cercle de la battle la caméra de Cogitore capte les regards, les expressions de visage, la fluidité des gestes, les interactions entre les corps en mouvement et la circulation d’une énergie assez folle et salutaire.

C’est une danse très libératrice et cathartique. Comme dans certains arts martiaux, on va représenter la violence par un geste symbolique qui va se substituer à cette violence pour l’exprimer sans que le sang coule. — Clément Cogitore

« Bons sauvages » et mépris de classe

Peu de temps après la réalisation du court métrage, le directeur de l’Opéra de Paris propose à Clément Cogitore et à la chorégraphe Bintou Dembélé de mettre en scène sur les mêmes bases les 3h40 des Indes galantes à l’Opéra Bastille. Si le cinéaste et la danseuse acceptent c’est parce qu’ils voient un lien, un écho entre le propos et le livret de Louis Fuzelier pour Jean-Philippe Rameau il y a trois siècles et les danses urbaines d’aujourd’hui.

Les Indes galantes est structuré en quatre entrées (quatre actes mais plutôt conçus comme des tableaux indépendants autour d’un thème commun que comme les étapes d’une intrigue continue qui s’y déploierait) se passant respectivement en Turquie, chez les Incas du Pérou, dans un jardin en Perse et dans une forêt d’Amérique du Nord. Pour Cogitore, cet opéra-ballet est symptomatique du siècle des Lumières et de ce moment dans la pensée de l’homme occidental qui cesse de voir l’autre comme un sauvage sanguinaire mais passe à un autre cliché, celui du « bon sauvage » ; ajoutant immédiatement que « cette bienveillance est aussi teintée de condescendance » et qu’elle n’empêchera en rien le colonialisme – elle le facilitera même. Toujours pour le metteur en scène, le livret de l’opéra-ballet « ne raconte que des stéréotypes »

Et un stéréotype, c’est juste un personnage avec lequel on n’a pas passé assez de temps, qui ne nous a pas raconté assez son histoire. Je ne cherche pas à éviter le stéréotype mais, au contraire, à le traverser afin que petit à petit il nous surprenne. — Clément Cogitore

Partant de ce livret orientalisant et exotisant du XVIIIe siècle qui raconte les quatre coins du monde, Cogitore imagine « que le Monde c’est la ville et que les quatre coins du Monde se trouvent dans la ville » et soient représentés sur scène par des tribus urbaines, des langages chorégraphiques très précis (krump, voguing, jump style, flexing) et quelques-uns de leurs crews respectifs.

Indes galantes, le making of d’une heure quarante que Philippe Béziat consacre au montage de l’opéra-ballet, commence par une énumération – sous forme de collage sonore et d’un entrelacs de voix – des origines des danseuses et danseurs : Brésil, Sénégal, Espagne, Guyane, Vietnam, Algérie, Italie, etc. Au moins au niveau de la distribution de ses danseurs, il ne fait pas de doute que le parti pris de Cogitore fait bien entrer le monde et les autres continents sur la scène de l’opéra. Plus tard dans le documentaire, un danseur d’origine vietnamienne dont la famille est arrivée en France via l’Inde, se souvient des mots de Bintou Dembélé tandis qu’il nous montre quelques photos de famille :

Notre corps a mille ans d’histoire. — Bintou Dembélé

Mais le sentiment de supériorité de l’homme occidental, son racisme larvé ou décomplexé et la défense bec et ongles de ses privilèges (en particulier celle d’un des lieux les plus évidents de célébration de son pouvoir symbolique, l’opéra) ont aussi la vie dure. On pense à une poignée d’articles de presse haineux lors de la première du spectacle. Libre à ces auteurs de ne pas être convaincus par les partis pris proposés mais il ne faut pas un grand effort de décryptage pour traduire une série de leurs assertions méprisantes et violentes en : « Que ces sauvages tournoyants sur leur tête restent dans leurs ghettos, éventuellement dans une économie de la mendicité, de la piécette qu’on leur jette, mais qu’ils ne viennent pas nous bousculer dans notre tour d’ivoire »). Plus sournois, au début du documentaire de Béziat, une spectatrice bourgeoise apostrophe les danseuses et danseurs pour la majorité noirs du futur spectacle de Cogitore et Dembélé alors qu’ils sont venus voir un opéra – la plupart d’entre eux pour la première fois : « On vous a invités ? C’est bien, ça... Et ça vous a plu ? » Mais, en sous-texte, par ses inflexions de voix, on entend bien la condescendance et le « Mais qu’est-ce que vous faites ici ? » qui prime sur toute curiosité sincère ou réelle envie de rencontre.

Admiration mutuelle

S’il commence avec le casting des danseurs et s’achève avec la première du spectacle à l’Opéra Bastille en octobre 2019, le documentaire de Philippe Béziat sort parfois de la stricte chronologie. Autour de quelques moments-clés de l’opéra-ballet, il s’autorise des sautes temporelles pour juxtaposer, pour ces scènes importantes, les différentes pièces du puzzle créatif en train de s’emboîter : les premières recherches, l’essayage des costumes, les maquettes ou la modélisation informatique des décors, le travail de plateau, les répétitions avec l’orchestre, le chœur et les solistes... jusqu’aux versions presque abouties des derniers réglages sur scène, au grand complet, en costumes, dans les décors et les lumières définitives de la scénographie finale.

Comme tout making of réussi, celui de Béziat enregistre un projet en train de trouver sa forme et une série de personnes en train de changer suite aux rencontres et au travail liés à ce processus de création artistique. Le documentaire est ponctué de moments d’étonnement – voire d’émerveillement –, surtout de la part des danseurs qui découvrent de l’intérieur le monde de l’opéra et, réciproquement, du monde de la musique et du chant découvrant d’autres formes de virtuosité et d’expressivité. Je pense surtout à cette scène où les danseuses et danseurs rencontrent pour la première fois les choristes (du Chœur de chambre de Namur) sous la baguette de Leonardo García Alarcón et assistent ébahis à la démonstration éclatante d’une maîtrise de soi, d’une énergie, d’une générosité qui font écho à la leur. « Les danseurs sont admirés par les choristes et les choristes sont admirés par les danseurs ! », s’exclame une femme sur le plateau dès l’interruption de la répétition. Rien que pour ce moment – et d’autres dans le même registre –, ce projet valait la peine d’être tenté (et suivi par la caméra de Béziat).

Philippe Delvosalle
article paru à l'origine dans le n°28 de la revue Lectures.Cultures

image de bannière : Clément Cogitore - Opéra de Paris - Les Films Pélléas

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