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Pointculture_cms | critique

« Les Olympiades », un film de Jacques Audiard

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Fragments d’un discours amoureux version 2.0

Au beau milieu de l’acte sexuel, elle lui dit : « Toi tu es en train de tomber amoureux. » En trois secondes le voilà hors du lit, disparu dans sa chambre laquelle n’est qu’à deux pas puisqu’ils sont colocataires. Dans sa précipitation, il a seulement oublié une chose, il n’a pas joui. Un peu penaud, il revient conclure l'affaire. Le lendemain, il lui annonce qu’il ne veut plus coucher avec elle. Leur entente, constate-t-il, repose sur un malentendu : ils ne sont pas ensemble, ils s’amusent et il ne faut pas qu’elle s’imagine autre chose.

Traitée sur le mode comique, la scène pourrait illustrer un paragraphe des Fragments d’un discours amoureux, publié en 1977. Dans son avant-propos, Barthes se désole : il est désormais impossible de parler d’amour, le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne.

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Avant Barthes, en 1969, Éric Rohmer réalise Ma nuit chez Maud. Voici comment Audiard (17 ans à la sortie du film) résume l’intrigue : deux hommes et une femme, mais surtout un homme et une femme, parlent toute une nuit. Ils parlent de tout : d’eux, de Dieu, du pari de Pascal, de la neige qui tombe, de la vie de province, des jeunes filles catholiques, etc. À la fin, alors que tous les signes de la séduction réciproque ont été montrés et reconnus, alors qu’ils devraient s’étreindre et s’aimer, ils ne le feront pas. Pourquoi ? Parce que tout a été dit et que la séduction, l’érotisme et l’amour sont entièrement passés par les mots. La suite serait superflue.

Barthes et Rohmer ont marqué de leurs ruminations, raisonnables mais pessimistes, des générations entières et Audiard personnellement. Curieux d'aller au-delà des préjugés voire des analyses qui, sans hésiter à noircir le tableau, parlent aujourd'hui de relations négatives, le réalisateur confronte à de plausibles romances ce constat banal qui semble a priori exclure tout retour d’ordre réflexif : aujourd’hui on couche le premier soir. Intempestif ou nostalgique, le biais qui consiste à ne pas se fier aux contempteurs du temps présent ne l’est pas tant que cela. De sa volonté manifeste de saisir les dynamiques à l’œuvre dans le discours amoureux contemporain, le film témoigne tout autant que d'une clairvoyance propre à un usage éclairé de la fiction.

Les Olympiades traverse d’un pas léger l’enquête sociologique en faisant un détour par la BD. Coécrit avec Léa Mysius et Céline Sciamma, le scénario est une adaptation de trois histoires courtes d’Adrian Tomine, auteur de bande-dessinée américain, basé à New York et très apprécié en France. Si l’écriture blanche possédait un équivalent dans le dessin, l’expression décrirait parfaitement la plate mélancolie de cette œuvre portée par un trait atone et comme éteint, exact reflet de vies sans qualités.

Sous la caméra d’Audiard, les jeunes gens ordinaires qui peuplent les histoires de Tomine deviennent des Parisiens. Camille (Makita Samba) sacrifie ses ambitions académiques pour une douteuse reconversion en agent immobilier ; venue de la province, Nora (Noémie Merlant) tente de reprendre des études mais, harcelée par ses camarades, elle s'en retourne à son ancien métier ; Émilie (Lucie Zhang), n'a que faire de ses diplômes et préfère vivre de petits boulots ; Amber Sweet (Jehnny Beth) est cam-girl… Un chassé-croisé amoureux somme toute assez classique (à ceci près qu'il compte 3 femmes pour un seul homme) regroupe ces quatre trentenaires autour des Olympiades, un quartier du 13ème défini par un ensemble de tours ayant vu le jour suite à un plan de rénovation au milieu des années 70. L’homogénéité architecturale des Olympiades abrite une diversité sociale et ethnique dont le film profite avec un naturel qu’on retrouve peu dans le cinéma français. Cet ancrage dans un Paris qui n’est pas celui du luxe et du tourisme ni du folklore intellectuel, donne une dimension plus humaine à la comédie romantique, genre qui en général ne brille pas pour sa profondeur politique.

Un certain humour et un emploi très graphique du noir et blanc maintiennent le film en apesanteur : on est dans le réel juste ce qu’il faut pour en décoller, cet entre-deux creusant l’endroit où se déploie un propos réflexif. Héritant de Tomine des contours neutres sur lesquels le regard glisse, les personnages n’ont de consistance que les uns par rapport aux autres. Portés par des logiques de conquête fondées sur ce qu’ils voudraient être plutôt que sur ce qu’ils sont, ils ne s’incarnent véritablement que dans la discussion. Redéfini dans sa forme et sa temporalité, le discours amoureux n’est plus un vain monologue (Barthes) pas plus qu'une conversation purement intellectuelle et verbale (Rohmer), c'est une forme de langage qui mobilise l’esprit et le corps par les mots bien entendu, mais aussi par l’étreinte, le rire, la musique, les écrans, les balades urbaines... Les enjeux du discours en revanche n’ont pas changé.

Réaffirmer la valeur de la discussion à l’ère des applis de rencontres et du burn-out émotionnel, cette dating fatigue dont parle très bien la journaliste Judith Duportail, revient à considérer que, dans les modalités de rencontre actuelles, une nécessité s’exprime qui dépasse de loin celle d’un hypothétique assouvissement sexuel. Une nécessité qui s’apparente au besoin moral de se défaire des conditionnements et injonctions qui président aux désirs pour conquérir son libre arbitre et donner du sens à ses actes – à commencer par l’acte sexuel.


Texte: Catherine De Poortere

Crédit image : © Cinéart


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Sortie en Belgique le 03 novembre 2021.

Distribution : Cinéart

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