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Pointculture_cms | critique

Les Plages d'Agnès

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En 2008, Agnès Varda réalisait son autoportrait cinématographique.
Cette fois-ci pour parler de moi, j’ai pensé : si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages. — Agnès Varda

Chercher à saisir la signification qu’Agnès Varda prête au mot «plages» revient à s’interroger sur l’usage qu’elle fait des miroirs. C’est ainsi qu’elle introduit son autoportrait cinématographique, sur une plage, parmi les miroirs. Le nombre ici fait toute la différence, la multiplicité ayant pour fonction de conjurer le narcissisme propre à l’exercice de se raconter soi-même. Les miroirs reflètent la mer, ses assistants – elle, ils la reflètent à peine. Quand – par accident ? – elle entre dans un cadre, elle devient plurielle. Le champ des réfractions casse l’image, la découpe en morceaux (procédé cubiste), ne la restitue jamais entière, jamais simple. Entre miroirs et caméras, l’analogie est évidente. Par extension, les plages – elles aussi nombreuses – prolongent la métaphore, à ceci près que vient s’y greffer une notion de temps. Si les miroirs réfléchissent le corps, la mémoire reproduit le vécu. Elle se décline au figuré, surface infinie, fragmentée, point d’intersection entre le présent tangible et l’inactuel abstrait. Ce procédé d’extériorisation est aussi une invitation discrète : les plages, vastes étendues désertes, accueillent le souvenir et le rêve mais surtout, elles admettent le souvenir d’autrui.

C’est un film qui donne envie d’avoir vécu – non pas sans doute d’être déjà vieux, d’avoir avant l’heure autant d’années qu’Agnès Varda –, mais un film qui, de cette maturité produit un tableau si généreux, si fécond, et à ce point sans âge qu’il additionne tous ceux du passé pour ouvrir, loin de toute idée de dégradation, l’incommensurable espace mémoriel de l’imaginaire.

Les plages sont là, de façon multiple et inventive, concrètes et métaphoriques, comme de larges étendues où se rejoignent des éléments de nature diverse, l’eau, le sable, la lumière et le vent, mais aussi béances dans lesquelles s’écoulent les pertes, les non-dits, les regrets, ou encore mieux que des plages, des pages sur lesquelles la vie peut indéfiniment se rejouer, à tous les niveaux, se remettre à l’heure et se parodier, se contempler ou se ressentir. Sur cette plage plurielle, toujours recommencée, Agnès Varda installe des miroirs : ainsi se définit le cadre multidirectionnel de la rétrospective. Une installation ? Pas vraiment, on ne va pas rester en place, loin de là, Agnès Varda, il faut la suivre, son énergie est communicative ! On partira donc de Bruxelles, la ville natale, ensuite on descendra jusqu’à Sète sur un bateau plaine de jeux ; après la guerre, direction Paris, puis il y aura encore pêle-mêle de nombreux océans, des campagnes, l’Asie, les Amériques… La géographie n’est ni globale ni simplifiée : chaque ville, chaque lieu, chaque image se divise encore en d’autres images qui elles-mêmes se divisent, s’associent, renvoient les unes aux autres – comment voulez-vous résumer cela ? Ça tombe bien : on l’aura compris, le résumé, Agnès Varda déteste. Réduire ? Ranger ? Oui, « un peu », à condition d’en faire quelque chose, de recréer, puisqu’il s’agit non pas de se souvenir, mais de revivre – en mieux.

« — Les plages, vastes étendues désertes, accueillent le souvenir et le rêve mais surtout, elles admettent le souvenir d’autrui. — »

Je crois qu’on peut revoir ces plages autant de fois qu’il faut pour en dénombrer les détails : à l’infini. Et je me garde de raconter l’une ou l’autre anecdote particulière, car il existe une structure propre à la mémoire affective qui fonctionne dans la fluidité, qui maintient ensemble des éléments étrangers entre eux ; cette cohérence est souple, lumineuse, mais fragile : il faut la respecter. Par contre, la femme qui transparaît au travers de ce formidable périple scopique se révèle, finalement, très peu. C’est étrange parce que, face aux miroirs, avec tout ce que cela suppose de narcissisme et de coquetterie assumés (je me cache / je me montre, je fais des yeux de velours à la caméra, je mets beaucoup de jolies robes et des bijoux assortis, je me regarde et me dédouble dans ma jeunesse intacte), avec tout cela ses plages sont une arche, et sur cette arche le monde entier est invité, embrassé, aimé, car il ne s’agit pas de créer de la place en vrac pour fourrer tout le monde à l’intérieur, mais d’offrir à chacun un décor adapté à sa personne, un espace unique, une intimité.

Ils sont nombreux, pourtant, les collaborateurs, la famille, les amis, les stars, les gens du quartier, les gens rencontrés par hasard, sans oublier les chats de la maison… En voyant cela, on s’extasie : c’est incroyable tout ce qu’on peut mettre dans une heure cinquante de cinéma ! Parce que je suis loin d’avoir fini mon énumération – et que pourrais-je écrire de mieux, pour rendre hommage à ce film, qu’une énumération de l’indénombrable ? L’événement politique n’en est pas absent, au même titre que l’événement privé, respectivement envisagés au travers de photos et de films, de peintures, de reconstitutions parfois comiques. Il convient de préciser que, avec sa voix égale, ronde et terrestre, avec son regard toujours mélancolique, Agnès Varda parle beaucoup, mais elle se tait davantage – sur l’essentiel.

Un peu de je, un peu de moi, et je déballe tout en vrac – et après je range un peu. — Agnès Varda

Avec un tel parti pris de pudeur et de retenue, il ne faut pas s’attendre à une mise en scène dramatique ou sensationnelle. À petits pas, à reculons, Agnès Varda circule sur ses plages, au centre et à la périphérie, comme le cœur et ses vaisseaux, paisiblement, figure pleine, entière, d’une femme qui ne se réduit pas à une seule personne, ni à un seul récit, mais qui, tant qu’elle sera en vie, continuera à se déployer, à étendre les cercles de la création, dans toutes les directions.


Texte : Catherine De Poortere

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