LIARS
Les deux jambes formant un angle de 180°, en grand écart, un pied sur le rebord du pilier fissuré du rock et de la pop grand public et l'autre pris dans la liane en mouvement perpétuel de l'innovation sonore et de la musique dite « expérimentale » (adjectif « peau de banane », attention au dérapage !), les Liars occupent une drôle de position, à la fois confortable et périlleuse. Confortable parce que leurs quelques orteils bien enfoncés dans le terreau de la musique populaire -et leur rôle de passeurs entre chapelles musicales souvent refermées sur elles-mêmes - leur assurent un indéniable succès d'estime et, même, un certain succès public, d'après nous d'ailleurs bien mérité. Périlleuse parce que pour certains esprits trop étriqués, rigides ou disciplinés, les Liars continuent à crayonner les planches de l'histoire de la musique en débordant trop volontiers des contours rabâchés des formes que les détenteurs de ces oreilles frigides accepteraient juste de les voir sagement colorier. Les Liars aiment les limites pour les dépasser et les uniformes trop étroits pour les faire craquer aux entournures. Pour certains puristes protestants (rigueur et expiation), leur krautrock hédoniste en lévitation se pare de tous les reflets louches du baroque (surcharge, effets dramatiques, exubérance… et - pires de tous les vices- plaisir et corporalité!). Personnellement, j'avais découvert le trio alors encore new-yorkais au printemps 2003 par un demi-mensonge (jeu de mot facile, j'en conviens…) : la reprise de leur Every Day is a Child With Teeth par leurs comparses et voisins d'Oneida sur le split-album Atheists, Reconsider qui voyait les deux groupes se rendre mutuellement les hommages. L'an dernier, la petite troupe, désormais relocalisée à Berlin, avait mis la barre très haut avec son album Drum's Not Dead, inimaginable collection de mille-feuilles sonores et rythmiques entre trompe-l'œil et rêve éveillé: petits nuages de vocalises d'angelots trop poilus pour être honnêtes sur arrière-fond de roulements percussifs jusqu'au-boutistes - entre peaux tendues et labyrinthes de circuits intégrés. En passant, on remarquera qu'une bonne partie du rock le plus excitant des deux dernières années semble mu par une énergie vitale qui puise son flux dans la démultiplication des batteurs et des batteries (quatre à dix pour Shit and Shine, trois à septante-sept pour les Boredoms en concert…) ou l'inventivité dans le tissage des lignes rythmiques, parfois à l'interface entre le jeu physique et le retraitement électronique (cf. la galaxie Animal Collective). Liars, le nouvel album éponyme du groupe, explore de nouveaux sous-bois touffus, périphériques à la clairière où l’on avait communié avec eux l'an dernier. Si le son est plus dense, si l'espace sonore est plus rempli et que les vides, les trouées lumineuses et les espaces de respiration se font plus rares, le disque est aussi plus varié et plus éclaté, laissant régulièrement affleurer en pointillés mal enterrés, juste sous la surface de mousses et de feuilles mortes des petits sentiers tortueux où ils nous entraînent, de belles lignes mélodiques phosphorescentes. Dans un monde souvent terne et gris, l'aura de ces surprises sonores nous émerveille. L'univers parallèle que les Liars inventent patiemment, de disque en disque, de concert en concert, et ses rituels entraînants questionnent nos certitudes et ouvrent notre esprit en parlant à nos corps. Cela paraît une contradiction étymologique, mais la musique captivante des Liars nous libère.
Philippe Delvosalle
À écouter aussi :
- LIARS / ONEIDA : « Atheists, Reconsider » - X 057N
- LIARS : « Drum's Not Dead » - XL430U
- SHIT AND SHINE : « Ladybird » - XS304M
- BOREDOMS : « Super Roots #8 » - XB719O
Un rock aux éléments écrasés, imbriqués, et qui charge à ras de terre, sournois. Le sol tremble et les frissons remontent le long des nerfs inavouables qui nous relient aux forces obscures, composantes irrationnelles, jusqu’au cerveau, à la manière, par exemple, de reflux tordus-radieux à la Pixies (mais en plus écrabouillés, pour que s’épanchent les sucs les plus profondément distillés, faisandés, de l’être). Sans se parodier, Liars explore d’autres facettes de leur penchant psychédélique pour les rituels et autres sabbats soniques parallèles, facettes plus insidieuses, plus défoncées, maladives, décadentes. A écouter très fort pour percevoir le travail plastique du son (une sorte d’esthétique statique qui contredit l’énergie purement rock portée vers l’avant, vers le déplacement physique).