WHERE YOU GO I GO TOO
Étrange cheminement que celui des musiques électroniques: des laboratoires acoustiques d'antan aux pistes de danse, elle n'en a pas moins creusé son sillon dans les salles philharmoniques et le salon de monsieur Tout le monde (et de madame aussi).
C'est que cette jeune fille de la musique a su, au fil des ans, se transformer au gré des tendances, jouant de drôles de tours aux réfractaires du genre (qui, ceci dit en passant, n’en est pas un). Ainsi, la jeunesse biberonnée au punk se surprit-elle à danser sur les synthétiseurs de la new wave émergeante tandis que ses aînés découvrait les sonorités électroniques dans des spectacles de danse très haut de gamme.
Qu'on le veuille ou non, la musique assistée par ordinateur est aujourd'hui omniprésente, le moindre jingle radio est composé sur un clavier MIDI et les apprentis musiciens expérimentent chez eux aux bons soins du docteur Laptop. Depuis que tout un chacun a un orchestre à sa portée (et à moindre frais), il devient difficile de passer à côté de l'outil informatique, pour le meilleur comme pour le pire.
Le pire, n'en parlons pas, voulez-vous? Il passe en boucle sur les fréquences à la mode, polluant de ses «poum-tchâk» les oreilles des braves consommateurs, dans la rue, dans le métro, dans la voiture, au supermarché.
Le meilleur, s'il n'a pas toujours accès aux médias de masse, est néanmoins à portée de main (et d'oreilles). Un coup d’œil sur nos arrivages hebdomadaires suffit à rassurer les sympathisants, quel que soit leur genre musical de prédilection puisque les boucles, samples, boîtes à rythmes et autres plug-ins se sont insinués un peu partout, du rock au jazz en passant par la très sérieuse musique classique.
Tour d'horizon de l'électronique «de salon» en trois albums.
Cinéma électronique
En 1915, Louis Feuillade tourne les dix épisodes d’une série qui fera scandale et, de ce fait, deviendra culte : « Les Vampires ». 91 ans plus tard, la Gaumont ressort l’objet du délit sous forme de luxueux coffret. Si la bande-son signée Éric Le Guen reste fort classique, celle qui accompagne l’épisode 3, « Le cryptogramme rouge », dénote, étonne et fonctionne pourtant à merveille avec les images de Feuillade: c’est le duo français Château Flight qui s’y colle et c’est une réussite !
Essentiellement électronique, leur musique est tour à tour sombre, mystique, sensuelle ou enjouée, à l’image du personnage d’Irma Vep (anagramme de « vampire ») interprété par l’actrice Musidora, première vamp de l’histoire du cinéma dont Aragon dit qu’une jeunesse tout entière tomba amoureuse d’elle. Et là où le duo aurait pu tourner en rond avec ses seuls instruments électroniques, la guitare de Nicolas Villebrun vient à sa rescousse pour donner du relief et une petite touche tantôt rock’n’roll, tantôt langoureuse aux compositions de Gilb’R et I:Cube.
Bien loin des pianistes d’antan, Château Flight a très bien réussi à faire coller des sons d’aujourd’hui à des images d’un autre siècle, comme l’avaient fait avant eux Pierre Henry ou Cinematic Orchestra pour «L’homme à la caméra» de Dziga Vertov.
Trip-hop d'aquarium
Sous le nom de Kelpe se cache l’Anglais Kel McKeown.
Avec l'album « Ex-Aquarium », il poursuit sa route entamée avec « Sea Inside Body » et les deux e.p. « The People Are Trying To Sleep » et « Sunburnt Eyelids », entre electronica et trip-hop.
Plus proche de Dosh que des Boards of Canada, Kelpe développe un univers musical serein sans contempler son nombril, l'humour (anglais) aidant à garder le recul. On l'imagine aisément explorer les fonds de grenier à l'affût d'instruments divers et variés, de vieilles bandes et autres gadgets sonores qu'il s'amusera à passer à la moulinette une fois rentré dans sa tanière.
Car il y a dans la musique de Kelpe un aspect éminemment ludique - cloches de vaches côtoient samples et scratchs - et l'on imagine mal le bonhomme se soucier des conventions d'usage, ce qui lui offre une liberté formidable. Notamment la liberté de composer un album aussi hétérogène (et pourtant évident) que « Ex-Aquarium ». Les rythmes syncopés cèdent la place à des ambiances cinématiques, des voix se relayent dans une grande séance de non-méditation et l'abstract hip-hop vire à la science-fiction pure et dure à diverses reprises… Sous des dehors foutraques et joyeusement bordéliques, « Ex-Aquarium » est l'un de ces albums qui supportent bien plusieurs écoutes, se révélant dans toute sa splendeur à l'auditeur qui sait prendre son temps.
L'instant norvégien
Pourquoi parler ici d'un album qui a déjà fait le tour de toute la presse, de la plus généraliste à la plus spécialisée ?
Pour que les choses soient bien claires dès le départ: ce n'est ni pour faire comme tout le monde, ni - et enlevez-moi ce petit sourire narquois - parce que Hans-Peter Lindstrøm est beau (bien sûr que non, voyons!), mais parce que «Where You Go I Go Too» a été l'une des plus grosses claques de l'année écoulée, sinon la plus grosse! Un authentique choc auditif tout droit venu de Norvège.
C'est que le beau gosse d'Oslo a osé mettre à la sauce 2008 des réminiscences du « E2-E4 » de Manuel Göttsching en y ajoutant un brin de Jean-Michel Jarre, une dose de Giorgio Moroder, une larme de Cerrone et même une pincée de Toto. Album inattendu né de cette improbable équation, « Where You Go I Go Too » a d’ores et déjà accédé au statut de classique contemporain.
C’est qu’il y a, dans ces trois longues plages aériennes et hypnotiques, une fraîcheur et une spontanéité qui font plaisir à entendre, comme si Lindstrøm était entré vierge de toute influence dans la musique électronique. Ce qui n’est pas tout à fait faux: après avoir grandi dans une famille férue de country américaine, Hans-Peter Lindstrøm jouera du piano dans une chorale gospel et de l'orgue hammond dans un groupe de reprises de Deep Purple. Plus tard, on le verra jouer de la guitare dans les rues d'Oslo avant l'achat d'un sampler et l'emprunt d'une poignée de maxis pour étudier la structure des musiques de danse.
Depuis, il est devenu un producteur en vue, tant en solo que pour ses collaborations avec Solale et Prins Thomas.
Sur « Where You Go I Go Too », Lindstrøm passe en revue trente années de culture musicale, des premières expérimentations ambient à la house minimale, en passant par la pop et la disco. Tour à tour hypnotiques ou dansants, les trois titres de cet album se déploient tout doucement, offrant de nombreuses surprises, notamment dans les arrangements truffés de percussions, guitares et autres « vrais » instruments. C'est que Lindstrøm ne se contente pas de rester devant ses machines: il aime composer en acoustique avant de réarranger ses morceaux, ce qui explique quelques fabuleuses fausses notes qui rappellent fort heureusement que l'être humain est faillible.
Catherine Thieron
Électronique de salon
Discographie sélective (et subjective) :
Pierre Henry : « Messe pour le temps présent » (1967) - FH3487
Kraftwerk : « Radioactivity » (1975) - XK800D
Manuel Göttsching : « E2-E4 » (1981) - XG632A
Björk : « Vespertine » (2001) - XB456N
Cinematic Orchestra : « Man with a Movie Camera » (2002) - UC3630
Matthew Herbert : « Plat du jour » (2005) - XH488A
Kid Loco : « The Graffiti Artist » (2005) - XK288I
Jeff Mills : « Blue Potential » (2005) - XM581W
Wax Tailor : « Tales of the Forgotten Melodies » (2005) - KW2965
LCD Soundsystem : « 45:33 » (2006) - XL221L