GARDEN OF EROS
Le compositeur hollandais Louis Andriessen (1939) opère une distinction entre ce qui, dans l’écriture musicale, est le reflet de structures données (sociales, politiques, économiques), et ce qui, fortuitement, dénote de son contexte ou le déborde. Cette discrimination, elle-même idéologique, entre déterminisme de contenu et contingence formelle, il n’est pas absurde de la développer, de l’annexer en tant que prétexte à un rapprochement improbable.
Quel sens donne-t-on à l’objet que l’on écoute ? Quel sens donne-t-on à la musique qui nous atteint ? Le réel gît aux racines d’un foisonnement mental, les représentations prolifèrent dans le temps, traversent l’histoire, la philosophie, les arts et, avant tout, l’individu. Ces calques nombreux qui glissent les uns sur les autres n’adhèrent pas, ils donnent consistance.
A priori rien n’est plus éloigné de l’œuvre très cultivée d’Andriessen, que l’art lyrique du moyen-âge (figuré ici par Le Roman de la Rose), on ne relèvera entre les deux ni résonance ni réactualisation, encore moins de similitude directe. Le fait qu’Andriessen se soit essayé à plusieurs styles avant d’élaborer sa propre synthèse avec des éléments de jazz et de minimalisme américain (influence de Reich) semble irréductible à l’esprit médiéval. Pourtant, tout comme les chants inspirés par le Roman de la Rose ont été composés sur plusieurs siècles, par des auteurs différents, la source littéraire n'est pas non plus une œuvre homogène : les poètes s’étant succédés à l’ouvrage sur plusieurs années, le Roman présente deux parties fort dissemblables si bien que texte et musique portent l’un comme l’autre la marque d’un syncrétisme certain.
Germinations pré-modernes ou post-modernes, peut-être n’est-ce là, pour l’auditeur, que raffinements théoriques, appréciations cognitives… Si l’écriture, selon la théorie d’Andriessen, est plus ou moins soumise à certaines conditions extérieures, l’écoute l’est encore davantage. A son tour, elle transforme l’œuvre qui, pour cette raison, n’est jamais définitive, jamais achevée, se développant au fil des siècles, muant, s’enrichissant d’idées nouvelles, s’ajustant à de nouveaux instruments, à de nouvelles façons de jouer, de lire, de s’émouvoir. L’écoute est double: conditionnée et personnelle. Elle raconte des histoires avant de transmettre l’Histoire. Dès lors, elle génère une contemporanéité persistante: il ne s’agit ni de fatigue ni d’excentricité intellectuelle. La mémoire, qui ramène toute connaissance au présent, est le réceptacle privilégié de la musique; elle est indifférente à ce qu’elle ne contient pas encore et qui, rapporté par d’autres, n’est jamais que prothèse, complément (est complémentaire tout ce qui n’est pas du vécu même si, paradoxalement, la mémoire s’augmente sans cesse des informations qu’elle reçoit). Le temps de l’œuvre devient celui de l’écoute: notre perception de la musique fait d’Andriessen un contemporain du Roman de la Rose. Ancienne ou très récente, la musique résonne en nous avant d’activer nos raisonnements, nos savoirs acquis; c’est sur cette pâte malléable, épaisse et obscure que mûrit notre sensibilité.
Or, ces deux disques peuvent constituer une expérience d’écoute unifiée. On se prend à déambuler de l’un à l’autre, à les explorer comme des jardins imaginaires, celui de la Rose et celui d’Eros. Tantôt les chemins sont des chants, tantôt des cordes âcres tendues sur un silence vaporeux, presque léger, à qui l’on veut bien sûr donner raison. Parce que l’on se retrouve seul sur des chemins solitaires, que l’on se sent partagé entre l’intention mystique que l’on devine, et la réalité des sensations qu’elle éveille en nous, par la voix, par le dépouillement même de l’instrumentation qui renforce les qualités physiques de ses composants, on se prend à écouter la musique plutôt que le texte (ou, dans le cas d’Andriessen, le sous-texte) qu’elle trahit avec une trop grande volupté. Ainsi, de même que la musique médiévale semble, en substance, faillir à sa mission édifiante, l’âcre raucité des violons contemporains assimile l’âme à un soupir de la chair.
Catherine De Poortere