CHANTAL, OU LE PORTRAIT D'UNE VILLAGEOISE
Fils et noeuds de paroles
« - Luc Ferrari : Depuis trois jours qu’on cause, tu dois avoir des critiques à formuler…
- Chantal : Tu me demandes des mots, c’est tout, non ? Alors qu’en me voyant vivre, je suis sûre que tu pourrais… Que pour toi ça serait plus intéressant...
- Luc Ferrari : Mais les mots, ça représente la vie, non ?
- Chantal : C’est pas tellement les mots qui comptent dans la vie.
- Luc Ferrari : C’est quoi ?
- Chantal : C’est la manière de vivre. Enfin…
- Luc Ferrari : Tu veux dire « C’est les actes » ?
- Chantal : C’est les actes, oui.
- Luc Ferrari : Et les mots, c’est pas des actes ?
- Chantal : Oh, non. Surtout pas ! Les mots, c’est facile, c’est tout ».
Lorsqu’au deuxième tiers des années septante Luc Ferrari et sa compagne et complice Brunhild Meyer entreprennent d’enregistrer Chantal Busquet – jeune habitante jusque là anonyme du village de Tuchan dans les Corbières, âgée de vingt-deux ans et mariée « un peu à l’aveuglette » avec l’artisan maçon qui « du jour au lendemain » l’avait mise enceinte – puis qu’ils mixent les bandes magnétiques de ces conversations pour dresser son portrait sonore, comme quelques fameux cinéastes documentaires (par exemple Jean-Daniel Pollet face au philosophe politique lépreux Raimondakis dans le moyen métrage L’Ordre), ils font le choix de laisser apparentes dans leur montage les traces de questionnements, de doutes – parfois presque de mutineries - de leur sujet / interlocuteur. Voire ici, dans le chef de Ferrari, les traces de sa propre incitation à la résistance : « Révolte-toi ! Allez… » ou « Tu peux m’engueuler, hein… On n’est pas toujours intelligent dans les questions qu’on pose ».
Intelligente – comprenez libre – Chantal l’est assurément. Au-delà d’une certaine incompréhension de départ quant au fait qu’au sein de toute la population du village, ce soit précisément avec elle que ce curieux couple d’enquêteurs parisiens pas comme les autres ait décidé de pousser plus avant l’enregistrement de leurs entretiens (« Oui, m’enfin… Je ne suis pas un courant de pensée bien défini… Moi, je suis moi, c’est tout »), elle articule dans des mots simples une pensée de l’existence – de l’amour, du sexe, de la politique, de la vie en milieu rural, d’une survie économique pas évidente avec le salaire minimum garanti pour seul revenu – toujours ancrée dans son vécu et ses expériences et ne tombant (presque) jamais dans les ornières d’un discours pré-balisé par d’autres. Une conception indépendante et non inféodée de la vie et de la politique (« On peut avoir des idées qui n’ont pas besoin d’être représentées par un parti. J’aime pas les cartes. Je suis anti-cartes »).
Par rapport à d’autres pièces sonores de Luc Ferrari, comme par exemple sa splendide série des Presque rien qui, dès le deuxième opus de la série, inclut aussi la voix, on sent très fort ici un choix tout à fait délibéré de laisser la parole – et en premier lieu celle d’autrui, celle de Chantal – au premier plan. Entre les réguliers claquements de guitare acoustique qui viennent ponctuer et rythmer le récit – et qui avec vingt ou trente ans d’avance semblent préfigurer certains disques de David Grubbs, de L’Ocelle mare (Thomas Bonvallet) ou de Bill Orcutt – il n’y a aucune intervention sonore sur les voix, aucun effet qui pourrait nuire à leur intelligibilité. La pensée en parole, en train de se dire, de chercher et de trouver ses mots est la matière première de ce disque bouleversant. Dans les fils que cette pensée déroule et dans les nœuds qui, parfois, contrecarrent ce déroulement.
Philippe Delvosalle
juin 2010