LILYA 4-EVER
C’est une souricière implacable. Totale. Sans effets spéciaux,
C’est une souricière implacable. Totale. Sans effets spéciaux,
sans monstres, sans même les ficelles d’un suspense haletant qui
laisserait pressentir un piège mortel invisible. Tous les éléments
sont très « ordinaires », vulgaires. Ils sont puisés
dans la trivialité d’une société en décomposition,
à l’abandon. Ces éléments-là, on peut dire
qu’on les côtoie tous les jours (la porosité entre la «
marge » et la norme étant, dans les grands centres urbains de la
misère du monde, de plus en plus active).
La narration choisie reste relativement clinique, le scénario aussi. Il repose sur une situation atypique qui laisse le futur et le destin du personnage central ouverts à tout. Le pire comme le meilleur. Disons plutôt : les schémas des biographies conventionnelles sont soudain décapités par une trahison monumentale, radicale, que l’extraordinaire, se dit-on, peut surgir, sous différentes formes, féerie ou cauchemar. Des possibles sont à disposition (c’est important, ça permet de croire que la destinée reste libre). Ils se ferment les uns après les autres. L’interrogation du spectateur doit porter sur le « pourquoi ». L’auteur réfléchit les conditions qui font que toutes les chances de s’en sortir, pour certains, se tarissent les unes après les autres. Avec un certain automatisme cauchemardesque, mais sans donner l’air d’y toucher. Par anecdotes. Le nœud ne se referme que trop tard. Le personnage est quant à lui « au-dessus de tout soupçon », d’une candeur rare, presque inoxydable, à tel point que l’on pourra croire longtemps que rien d’irrémédiable ne peut lui arriver, que cette radieuse adolescente décapante retombera toujours sur ses pattes. Mais les forces de destruction insidieuses ne respectent rien, surtout lorsqu’il s’agit d’un état social déliquescent, tapi dans l’ombre comme une hydre qui a besoin de chair fraîche. Contre ça, l’individu n’a pas beaucoup de chance.
On ne s’alarme pas parce que, a priori, il reste des possibilités de solutions, d’issues positives, de bifurcations vers un arrangement acceptable. N’empêche que l’on commence à s’inquiéter, à se dire que ça prend une vilaine tournure. On aura tendance à vouloir échapper aussi à la sale impression que le film commence à transmettre en se disant que « c’est trop », « too much », que l’accumulation des malheurs est excessive. Mais pas la peine de se raconter des bobards pour discréditer le scénario et échapper à l’angoisse qu’il génère : rien n’est excessif si l’on pense qu’effectivement des populations entières « touchent le fond », n’ont plus aucune ressource, plus de décence, plus de droits. Tous les désastres sont possibles. Comment s’imaginer alors, dans ces conditions, que le contexte puisse laisser intactes les facultés de réagir clairement, de discerner pour soi ce qui est bon et mal ? La relation au réel étant tellement catastrophique, tellement faussée, reste-t-il dès lors une seule possibilité d’un jugement juste ? Dans l’extrême abandon, la crédulité n’est-elle pas exacerbée ? On ne s’appartient déjà quasiment plus. Sans perspective, la seule planche de salut ne consiste-t-elle pas à se laisser abuser par une illusion de « réussite », de bonheur inespéré, pour en finir ? Quand la souricière se referme, la jeune fille n’existe plus. Elle est passée de l’autre côté : plus d’identité, plus d’autonomie, plus aucune propriété même pas celle de son corps. Elle a quitté la société de pénurie et de misère totale, une société sans avenir, pour atterrir dans une société d’opulence où elle ne sera plus qu’un objet de consommation, esclave pour fantasmes des nantis. Un film intéressant, implacable, sur la souricière de la prostitution.
(Pierre Hemptinne, Charleroi)
En route vers l’Amérique, une femme quitte, en compagnie de son nouveau compagnon, une banlieue grise et sinistre du nord de la Russie. Elle y laisse sa
fille adolescente livrée à elle-même, le temps de trouver les moyens de la faire venir aux États-Unis. Lilya se retrouve seule, abandonnée, sans réel appui. Elle a pour ami un jeune garçon souvent exclu de chez lui. Un soir, une copine l’emmène en sortie et lui apprend comment s’offrir des fringues en offrant cette chose si commune et si désirée : son corps. Ce n’est qu’en rencontrant le bitume que la descente aux enfers de Lilya s’arrêtera.
Une absence. Une absence immense et monstrueuse : il n’y a pas d’horizon, pas d’adulte, pas d’avenir. C’est l’absence qui broie la vie, l’amour, les êtres.
Caméra à l’épaule, Lukas Moodysson filme le jeu discret des interprètes et laisse la poésie parler de l’âpreté de certaines existences. Beau et douloureux.
(Éva Debaix, dépt. Fiction Documentaire)
La narration choisie reste relativement clinique, le scénario aussi. Il repose sur une situation atypique qui laisse le futur et le destin du personnage central ouverts à tout. Le pire comme le meilleur. Disons plutôt : les schémas des biographies conventionnelles sont soudain décapités par une trahison monumentale, radicale, que l’extraordinaire, se dit-on, peut surgir, sous différentes formes, féerie ou cauchemar. Des possibles sont à disposition (c’est important, ça permet de croire que la destinée reste libre). Ils se ferment les uns après les autres. L’interrogation du spectateur doit porter sur le « pourquoi ». L’auteur réfléchit les conditions qui font que toutes les chances de s’en sortir, pour certains, se tarissent les unes après les autres. Avec un certain automatisme cauchemardesque, mais sans donner l’air d’y toucher. Par anecdotes. Le nœud ne se referme que trop tard. Le personnage est quant à lui « au-dessus de tout soupçon », d’une candeur rare, presque inoxydable, à tel point que l’on pourra croire longtemps que rien d’irrémédiable ne peut lui arriver, que cette radieuse adolescente décapante retombera toujours sur ses pattes. Mais les forces de destruction insidieuses ne respectent rien, surtout lorsqu’il s’agit d’un état social déliquescent, tapi dans l’ombre comme une hydre qui a besoin de chair fraîche. Contre ça, l’individu n’a pas beaucoup de chance.
On ne s’alarme pas parce que, a priori, il reste des possibilités de solutions, d’issues positives, de bifurcations vers un arrangement acceptable. N’empêche que l’on commence à s’inquiéter, à se dire que ça prend une vilaine tournure. On aura tendance à vouloir échapper aussi à la sale impression que le film commence à transmettre en se disant que « c’est trop », « too much », que l’accumulation des malheurs est excessive. Mais pas la peine de se raconter des bobards pour discréditer le scénario et échapper à l’angoisse qu’il génère : rien n’est excessif si l’on pense qu’effectivement des populations entières « touchent le fond », n’ont plus aucune ressource, plus de décence, plus de droits. Tous les désastres sont possibles. Comment s’imaginer alors, dans ces conditions, que le contexte puisse laisser intactes les facultés de réagir clairement, de discerner pour soi ce qui est bon et mal ? La relation au réel étant tellement catastrophique, tellement faussée, reste-t-il dès lors une seule possibilité d’un jugement juste ? Dans l’extrême abandon, la crédulité n’est-elle pas exacerbée ? On ne s’appartient déjà quasiment plus. Sans perspective, la seule planche de salut ne consiste-t-elle pas à se laisser abuser par une illusion de « réussite », de bonheur inespéré, pour en finir ? Quand la souricière se referme, la jeune fille n’existe plus. Elle est passée de l’autre côté : plus d’identité, plus d’autonomie, plus aucune propriété même pas celle de son corps. Elle a quitté la société de pénurie et de misère totale, une société sans avenir, pour atterrir dans une société d’opulence où elle ne sera plus qu’un objet de consommation, esclave pour fantasmes des nantis. Un film intéressant, implacable, sur la souricière de la prostitution.
(Pierre Hemptinne, Charleroi)
En route vers l’Amérique, une femme quitte, en compagnie de son nouveau compagnon, une banlieue grise et sinistre du nord de la Russie. Elle y laisse sa
fille adolescente livrée à elle-même, le temps de trouver les moyens de la faire venir aux États-Unis. Lilya se retrouve seule, abandonnée, sans réel appui. Elle a pour ami un jeune garçon souvent exclu de chez lui. Un soir, une copine l’emmène en sortie et lui apprend comment s’offrir des fringues en offrant cette chose si commune et si désirée : son corps. Ce n’est qu’en rencontrant le bitume que la descente aux enfers de Lilya s’arrêtera.
Une absence. Une absence immense et monstrueuse : il n’y a pas d’horizon, pas d’adulte, pas d’avenir. C’est l’absence qui broie la vie, l’amour, les êtres.
Caméra à l’épaule, Lukas Moodysson filme le jeu discret des interprètes et laisse la poésie parler de l’âpreté de certaines existences. Beau et douloureux.
(Éva Debaix, dépt. Fiction Documentaire)