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Des révoltes qui font date #24

1939 // Sortie de « Strange Fruit », une chanson qui réagit aux lynchages racistes de Noirs-Américains

BILLIE HOLIDAY
Memorial Corridor at The National Memorial for Peace and Justice
Retour sur l'histoire de « Strange Fruit », une chanson de Billie Holiday qui pose problème.

Sommaire

Strange Fruit


Southern trees bear a strange fruit,
Blood on the leaves and flood at the root,
Black body swinging in the Southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.

Pastoral scene of the gallant South,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolia sweet and fresh,
And the sudden smell of burning flesh !

Here is a fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for a tree to drop,
Here is a strange and bitter crop.

En 1939, la chanteuse noire-américaine Billie Holiday, enregistre un pamphlet intitulé Strange Fruit. Vingt ans avant le mouvement pour les Droits Civiques, elle ouvre là une brèche dans un corpus foncièrement apolitique. Strange Fruit engendre alors un nœud de polémiques. C’est une œuvre tardive dans l’histoire des lynchages, trop précoce pour lever les foules, trop engagée et monocorde pour faire claquer les doigts, trop explicite pour être un blues et trop succincte pour faire un tube.

Une « justice » expéditive

Les lynchages racistes pratiqués pendant des siècles aux États-Unis, principalement dans les États du Sud, ne relevaient pas d’actes de justice venant sanctionner des crimes qui auraient été commis par les Noirs-Américains. L’alibi d’une punition pour venger un éventuel méfait (crime, viol, vol…) n’était d’ailleurs pas systématiquement invoqué. Dans son ouvrage Les chasses à l’homme, Grégoire Chamayou nous rappelle que le simple recours au soupçon suffisait à faire condamner un Noir et à l’exécuter. La fonction de ces actes était donc de maintenir une société hiérarchisée, de stopper net l’éventualité d’une évolution vers l’égalité et de maintenir chacun « à sa place ». Pour y parvenir, le lynchage créait, par la terreur, une soumission et une résignation au sein de la communauté afro-américaine. Vivre dans la peur de représailles non seulement démesurées mais gratuites, décourageait les Noirs du Sud d’un quelconque élan vers l’émancipation. Avec toutes les lois de la ségrégation, le lynchage prouvait que l’Amérique raciste avait les moyens de prendre sa revanche contre l’abolition de l’esclavage. Comprendre l’injustice nécessitait d’en conscientiser les différents niveaux de perversité.

La version 1939

Abel Meeropol, le Café Society, Billie Holiday, le jazz

L’auteur de Strange Fruit se nomme Abel Meeropol. Il est professeur. Politiquement, il est très à gauche (il sera surveillé pour ses aspirations communistes), artistiquement, il écrit principalement de la poésie et fait parfois appel à des compositeurs pour mettre ses textes en musique (chose qu’il prendra en main dans le cas de Strange Fruit). À priori, il ne destine pas cette chanson à Billie Holiday, l’idée lui en est suggérée par Barney Josephson alors patron d’un club new-yorkais très progressiste de Greenwich : le Café Society. D’entrée de jeu, la chanson se heurte à plusieurs niveaux de résistance. D’abord, Billie Holiday a-t-elle envie de chanter ça ? L’intéressée se construit musicalement dans le cadre d’un répertoire relativement conventionnel qu’elle réinvente par l’intériorité de son phrasé, et qui se resserre au fur et à mesure du temps sur des chansons d’amour tourmentées. Que viendrait faire la politique là-dedans ? Chercher à comprendre ce qui déclenchera chez la chanteuse un intérêt (une passion) pour ce texte et cette mélodie, nous met face à d’inextricables nœuds de souvenirs réécrits et de paradoxes qui jonchent sa biographie. Autre question, la société américaine peut-elle entendre Strange Fruit en 1939 ? La chanson s’attaque frontalement au racisme blanc, mais elle contrarie aussi un possible déni dans une part de la population noire partagée entre le refus de la victimisation et l’humiliation perpétués par le rappel des lynchages. Enfin, la question existentielle qui déchaîne les passions est : « Est-ce du jazz ? ». Ah, le bon vieux critère esthétique ! Les experts, spécialistes et passionnés de tous bords n’auront pas manqué de le remarquer : ça ne swingue pas ! On ne peut pas improviser dessus ! On ne retrouve pas l’habituelle ligne de tension entre romance textuelle et phrasé vocal qui nous plaît tellement chez Billie – à juste titre il faut le dire – et qu’elle trahit ici pour « jouer les artistes engagé·e·s » selon les termes de son producteur John Hammond ! En fin de compte, ce n’est pas tant la dénonciation de la ségrégation qui choque ici, que l’écart pris par une chanteuse de jazz avec son territoire esthétique habituel. Là encore, il est convenu que chacun reste bien à sa place.

La version 1959 (avec le pianiste Mal Waldron)

Strange Fruit comme anachronisme socio-politique

L’histoire nous informe qu’au moment où émerge la chanson Strange Fruit, les lynchages ne font presque plus partie de l’actualité des Américains en tant que pratique normalisée, mais sont devenus exceptionnels (l’assassinat odieux de James Byrd au Texas en 1998 nous rappellera toutefois à l’ordre soixante ans plus tard). Y a-t-il pour autant une évolution dans l’inégalité raciale américaine ? Dans Between the World and Me paru en 2015 (traduit sous le titre Une colère noire la même année), l’auteur Ta-Nehisi Coates met en garde son fils : « En Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. Je ne voudrais pas que tu te couches dans un rêve. ». Tout le propos du livre converge vers ce constat : une nation construite sur un système barbare ne peut effacer la barbarie de ses gènes. Seules les formes changent, le modèle demeure. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ! » diraient les chimistes. Billie Holiday, dont la biographie peine à se débarrasser des mythes qu’elle aurait contribué à créer, incarne cette chanson sur les lynchages comme une double métaphore. D’abord par cette image forte pour son ambivalence : celle des fruits qui se balancent, proposée par l’auteur du texte. Ensuite, par l’évocation anachronique d’une pratique déjà passée de mode – les lynchages – pour mettre à jour le continuum d’inégalité et d’oppression des corps noirs maintenues par la société américaine. Sous cet angle, Strange Fruit témoigne pour tous les crimes commis par le racisme occidental, de l’esclavage au meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis.


Différentes versions de Strange Fruit dans les collections

L’originale, Billie Holiday en 1939

La version de 1956 sur l’album « Lady Sings the Blues »

Coffret reprenant les enregistrements de Billie Holiday entre 1945 et 1959

Chantée par Nina Simone

Chantée par Robert Wyatt


Lire

ANGELA DAVIS Blues et féminisme noir (Libertalia)

DAVID MARGOLICK Strange Fruit (Allia)

TA-NEHISI COATES Une colère noire. Lettre à mon fils. (Spiegel & Grau)


Texte: Hugues Warin

Crédits photos: à gauche, le Mémorial national pour la paix et la justice, situé à Montgomery, Alabama, une photo de Soniakapadia (via wikicommons); à droite, Billie Holiday

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