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Des révoltes qui font date #62

19 mai 1968 // Occupation de l’Institut pédagogique national par le Conseil pour le maintien des occupations

"Pour en finir avec le travail" - pochette CD 1998_recadrée
Guy Debord : graffiti "Ne travaillez jamais" 1953_recadrée
Et si la plus belle chanson de mai 1968 était une chanson triste ? Une chanson de combats perdus, de révolutions trahies, plus que de promesses de victoires ; une chanson particulièrement lucide sur la société de consommation, la société du spectacle et l’aliénation liée au travail salarié.

Sommaire

13 mai 1968, quand « Enragés » et « situs » convergent

« Dès l’occupation de la Sorbonne le 13 mai 1968 par les étudiants et lycéens rejoints par de nombreux jeunes travailleurs et révoltés, les situationnistes fusionnent avec l’avant-garde des extrémistes de Nanterre en fondant le Comité Enragés-Internationale situationniste, qui va contrôler dès le lendemain le Comité d’occupation de la Sorbonne. Entre le 16 mai et le 17 mai, ce comité rédige de multiples textes, télégrammes, banderoles appelant à l’extension du mouvement d’occupation des usines engagé au même moment dans différents secteurs du pays, et à la vigilance révolutionnaire. Le 17 mai à 19 heures, l’assemblée générale de la Sorbonne occupée s’avérant incapable d’approuver l’action de son Comité d’occupation, les situationnistes annoncent qu’il s’en retirent, préférant regrouper les véritables éléments révolutionnaires dans un Conseil pour le maintien des occupations (CMDO), qui va migrer dans les jours suivants vers l’Institut pédagogique national, au 29, rue d’Ulm, dont il va investir le 19 mai les bâtiments, puis un sous-sol de l’École des Arts Décoratifs avant de s’autodissoudre le 15 juin, suite au reflux du mouvement social.

Mai 68 - CMDO - affiche Abolition de la société de classe - wikipedia.jpg

Pendant ce mois d’existence, le CMDO soutient la poursuite des grèves sauvages, de la grève générale et des occupations d’usine en France ainsi que leur contrôle par des conseils ouvriers. Au sein du mouvement de mai 1968, il est opposé à la plupart des syndicats qui essaient de contenir la révolte et se compromettent avec le général de Gaulle. » (d’après Wikipedia, article Conseil pour le maintien des occupations)

Les événements laisseront plusieurs traces sous forme de chansons.

Pour faire comme Jules Jouy pendant la Commune, j'écrivais une chanson par jour. En parlant avec Debord, je me suis aperçu qu'il en avait aussi écrit beaucoup. Je lui ai présenté Francis Lemonnier, un musicien qui venait des rangs libertaires [NDR : et futur membre des groupes Komintern et Red Noise], ils ont travaillé ensemble. — (Jacques Le Glou interviewé par Hélène Hazera pour Libération en 1999)

Il y a par exemple la Chanson du CMDO, détournée d’une chanson de Jacques Douai sur un poème de Louis Aragon, dont les nouvelles paroles furent écrites par Alice Becker-Ho dans les jours qui ont suivi les barricades de la rue Gay-Lussac.

Chanson du CMDO

Rue Gay-Lussac, les rebelles
N’ont qu’les voitures à brûler.
Que vouliez-vous donc, la belle,
Qu’est-ce donc que vous vouliez ?

Refrain :
Des canons, par centaines.
Des fusils, par milliers.
Des canons, des fusils,
Par centaines et par milliers.

Dites-moi comment s’appelle
Ce jeu-là que vous jouiez ?
La règle en paraît nouvelle :
Quel jeu, quel jeu singulier !

Refrain

La révolution, la belle,
Est le jeu que vous disiez.
Elle se joue dans les ruelles,
Elle se joue grâce aux pavés.

Refrain

Le vieux monde et ses séquelles,
Nous voulons les balayer.
Il s’agit d’être cruels,
Mort aux flics et aux curés.

Refrain

Ils nous lancent comme grêle
Grenades et gaz chlorés ;
Nous ne trouvons que des pelles,
Des couteaux pour nous armer.

Refrain

Mes pauvres enfants, dit-elle,
Mes jolis barricadiers,
Mon cœur, mon cœur en chancelle :
Je n’ai rien à vous donner.

Refrain

Si j’ai foi dans ma querelle
Je n’crains pas les policiers.
Mais il faut qu’elle devienne celle
Des camarades ouvriers.

Refrain

Le gaullisme est un bordel,
Personn’ n’en peut plus douter.
Les bureaucrat’s aux poubelles !
Sans eux on aurait gagné.

Refrain

Rue Gay-Lussac, les rebelles
N’ont qu’les voitures à brûler.
Que vouliez-vous donc, la belle,
Qu’est-ce donc que vous vouliez ?

Refrain

Et puis, il y a – à mes yeux, mes oreilles et mon cœur, il y a surtoutLa Vie s’écoule, une chanson dont Raoul Vaneigem aurait écrit le texte – toujours sur une musique de Francis Lemonnier – lors de cette occupation, mais d’après le souvenir des grandes grèves belges de l’hiver 1960-1961.

Les travailleurs de chez Ratgeb à Linkebeek ?

Dans les notes de pochette du disque de 1974 où elle apparaîtra et sera archivée – et à partir duquel elle inspirera d’autres à la chanter (cf. ci-dessous) –, on nous raconte que « C’est parmi les travailleurs de chez Ratgeb, à Linkebeek, dans la banlieue bruxelloise, entreprise bien connue pour la radicalité et la fermeté constantes de ses luttes quotidiennes, qu’a été composée la chanson.» Information copiée-collée sans recul ou vérification des sources sur de nombreux sites Internet… Quand, la curiosité titillée, on cherche des informations sur cette usine Ratgeb à Linkebeek… on n’en trouve aucune trace. Et pour cause ! Ratgeb, n’était pas le nom d’une usine au sud de Bruxelles mais le pseudonyme de l’époque de Vaneigem, d’après un peintre et révolutionnaire allemand des XVe et XVI e siècles : Jörg Ratgeb (littéralement « donneconseil ») lié à la Révolte des Rustauds de 1525 et écartelé sur une place de marché l’année suivante.

Fin 1973, le disque enregistré, Le Glou en écrit les notules avec Guy Debord. Certains amis de 1968 sont devenus des ennemis, depuis que l'Internationale situationniste a scissionné l'année d'avant. On garde leurs chansons mais, pour les initiés, la notule sur la chanson de Vaneigem, qui fait allusion à son pseudonyme d'alors de "Ratgeb" sent le règlement de comptes. Le disque paraîtra sans nom, sauf celui de Le Glou, et on brouille les pistes : « Pour " La Java des bons enfants", on a attribué la chanson à Raymond Caillemin, le vrai nom de Raymond la Science, un membre de la bande à Bonnot ; depuis, l'information a été reprise par des historiens "sérieux" » — (Hélène Hazéra et Jacques Le Glou, Libération 1999)

Pour en finir avec le travail : un LP de Jacques Le Glou / Jacques Marchais en 1974

"Pour en finir avec le travail" pochette LP 1974

pochette du LP de 1974

Il est cinq heures, Paris s’éveille

Les 403 sont renversées,
La grève sauvage est générale,
Les Ford finissent de brûler,
Les Enragés ouvrent le bal.

Il est cinq heures, Paris s’éveille. (bis)

Les blousons noirs sont à l’affût,
Lance-pierres contre lacrymogènes,
Les flics tombent morts au coin des rues,
Nos petites filles deviennent des reines.

Il est cinq heures, Paris s’éveille. (bis)

La tour Eiffel a chaud aux pieds,
L’Arc de triomphe est renversé,
La place Vendôme n’est que fumée,
Le Panthéon s’est dissipé.

Il est cinq heures, Paris s’éveille. (bis)

Les maquisards sont dans les gares,
À Notre-Dame on tranche le lard,
Paris retrouve ses fêtards,
Ses flambeurs et ses communards.

Il est cinq heures, Paris s’éveille. (bis)

Toutes les Centrales sont investies,
Les bureaucrates exterminés,
Les flics sont sans merci pendus
À la tripaille des curés.

Il est cinq heures, Paris s’éveille. (bis)

Le vieux monde va disparaître,
Après Paris, le monde entier.
Les ouvriers, sans dieu, sans maître,
Autogestionnent la cité.

Il est cinq heures, Le nouveau monde s’éveille.
Il est cinq heures, Et nous n’aurons jamais sommeil.

En 1974, les Éditions Musicales du Grand Soir, du producteur de cinéma anarchiste Jacques Le Glou, sortent donc un LP de chants révolutionnaires. Celui-ci comprend des adaptations de chansons révolutionnaires existantes et de nombreux détournements d’inspiration situationniste de chansons connues : le hit de Jacques Dutronc des premiers mois de l’année 1968 évoqué ci-dessus mais aussi « La Bicyclette » de Pierre Barouh / Francis Lai / Yves Montand qui s’y transforme en « La Mitraillette » ou « Les Feuilles mortes » de Jacques Prévert / Vladimir Kosma / Yves Montand qui vit une seconde vie en tant que « Les Bureaucrates se ramassent à la pelle ».

On a enregistré quatre chansons, Pierre Barouh nous a prêté son studio. J'ai fait le tour des maisons de disques, personne n'était intéressé. J'ai trouvé 100.000 F pour produire l'album. La législation d'alors était plus dure pour les détournements : il fallait l'aval de l'éditeur, de l'auteur, du compositeur. Brassens, Ferré, Moustaki ont refusé. C'est Lanzmann et Dutronc qui, les premiers, ont permis qu'on mette « Paris s'éveille » à notre sauce. Pour « À bicyclette », Barouh avait écrit le texte, alors ça ne posait pas de problème. Prévert a beaucoup ri de nos « Feuilles mortes ». Roda-Gil [NDR : parolier de Johnny, Barbara, Françoise Hardy, Christophe, etc. – mais aussi militant libertaire proche de l’anarcho-syndicalisme de la CNT] m'a laissé sa chanson sur les partisans de Makhno, il avait fait un passage au CMDO. — (Jacques Le Glou, interviewé par Hélène Hazéra, Libération opus cit.)

Aux côtés de Jacques Le Glou lui-même, les paroliers de ce disque se nomment Guy Debord et Raoul Vaneigem (la chanson la plus triste – et peut être la plus belle – de l’album, « La Vie s’écoule » (/ la vie s’enfuit), chanson de combats perdus (« nos révolutions sont trahies ») plus que de promesses de victoires (« Les fusils vers nous dirigés / Contre les chefs vont se retourner »), chanson extrêmement lucide sur la société de consommation et la société du spectacle (« aux images nous sommes condamnés ») et l’aliénation liée au travail salarié (« Le temps payé ne revient plus »). En 1998, la réédition en CD de la compilation reprend en pochette arrière une photo du célèbre graffiti « Ne travaillez jamais » de Guy Debord (rue de Seine, 1953), slogan copieusement réutilisé sur les murs en mai 1968.

La Vie s'écoule

La vie s'écoule, la vie s'enfuit
Les jours défilent au pas de l'ennui.
Parti des rouges, parti des gris
Nos révolutions sont trahies.

Le travail tue, le travail paie,
Le temps s'achète au supermarché.
Le temps payé ne revient plus
La jeunesse meurt de temps perdu.

Les yeux faits pour l'amour d'aimer
Sont le reflet d'un monde d'objets.
Sans rêve et sans réalité
Aux images nous sommes condamnés.

Les fusillés, les affamés
Viennent vers nous du fond du passé.
Rien n'a changé mais tout commence
Et va mûrir dans la violence.

Brûlez repères de curés
Nids de marchands, de policiers,
Au vent qui sème la tempête
Se récoltent les jours de fête.

Les fusils vers nous dirigés
Contre les chefs vont se retourner.
Plus de dirigeants, plus d'état
Pour profiter de nos combats.

Reprises

La chanson sera reprise (dans une interprétation assez légère) par Serge Utgé-Royo en 2002, par Fanchon Daemers, et en 2008, dans des sonorités plus lourdes et plus électriques, par le groupe anarcho-punk René Binamé (sur un album qui emprunte même son titre à la même chanson : Le Temps payé ne revient plus).

Patricia Gélise et Nicolas Deschuyteneer nous ont proposé, dans la foulée du tournage de ‘Gerda 85’, de réaliser un vrai petit film en pellicule super 8. Et nous voilà à jouer ‘La Vie s’écoule’ en boucle dans la plaine de jeu fantôme de Mont-Fat au-dessus de Dinant, un jour d’avril automnal, accord parfait entre les grains de la météo, des matières et de la végétation, de la pellicule et des guitares. — (René Binamé, aredje.net)

Philippe Delvosalle

image de gauche : graffiti de Guy Debord, rue de la Seine, 1953

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