Des révoltes qui font date #02
28 septembre 1984 // Manifestations contre l'accueil de Jean-Marie Le Pen par Roger Nols à Schaerbeek
Sommaire
Roger Nols (1922-2004), bourgmestre xénophobe et populiste de la commune, accueille le président et co-fondateur (en 1972) du Front national. Le FN vient de connaitre quelques mois auparavant son premier grand succès électoral en rassemblant presque 11% des voix aux élections européennes de juin 1984. Aux législatives de 1981, le FN avait réalisé un score de… 0.18 %. Dans l’intervalle, François Mitterrand et les socialistes au pouvoir en France avaient – en partie par calcul électoral, pour affaiblir la droite classique – donné accès aux radios et chaines de télévision nationales au tribun borgne. Au moment de la rencontre bruxelloise des deux hommes, à l’automne 1984, ni l’un ni l’autre n’ont encore échafaudé ou laissé échapper leurs provocations les plus tristement célèbres : l’arrivée à dos de chameau à la maison communale pour Nols en décembre 1986, la qualification des chambres à gaz nazies comme « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » pour Le Pen en septembre 1987.
Cela n’empêche pas une large mobilisation des partis de gauche, des associations et des citoyens antiracistes et antifascistes. Une manifestation autorisée a lieu quelques kilomètres à l’écart, sur les boulevards du centre de Bruxelles. Mais en fin de manifestation, partant du cortège principal, la frange radicale des participants décide de se rendre au Neptunium en passant par les petites rues des quartiers populaires et immigrés de Saint-Josse et Schaerbeek. Sur place, face à une imposante présence policière, certains chargent le bâtiment, espérant enrayer le discours de haine de Le Pen. Des vitres volent en éclats et Le Pen est obligé de s’interrompre, se posant en victime et tentant immédiatement de retourner l’incident à son avantage : « Mesdames et Messieurs, ce qui est en train de se passer constituera demain les fondations du grand mouvement national européen ».
(Contre-) Manif’, chanson, (contre-) manif’
À la même époque, à l’autre bout du spectre politique, dans le milieu des squats parisiens, un groupe punk trouve lui aussi ses marques et concrétise la sortie de ses premières cassettes et vinyles : Bérurier Noir. Décliné en de nombreuses formules, sous de multiples appellations à partir de 1978, le futur porte-voix du punk en France trouve son nom, son modus operandi et une formation stable articulée autour du noyau formé par François (« Fanfan » / « Fanxao ») au chant et Loran à la guitare en février 1983. Associée à une qualité d’écriture trop souvent passée sous silence, l’intuition de génie du groupe réside peut-être dans ce double mouvement : de concentration, d’une part (le duo – ou le trio si on y inclut le saxophoniste Masto – l’absence de basse et de batterie ; le remplacement de cette dernière par une boite à rythmes comme chez Métal Urbain et Suicide), et d’expansion et d’ouverture, d’autre part (la bande, la troupe ; choristes, déguisements, groupe de scène comedia dell’ arte et agit-prop).
En mars 1985 Bérurier Noir ouvre la face B de son deuxième album Concerto pour détraqués par un morceau qui, au fil des ans, deviendra une de ses chansons les plus connues : « Porcherie ».
L’ironie étant que le morceau sera surtout connu – adopté, chéri, repris, entonné – pour une sorte de deuxième refrain final qui, à l’origine, ne fait pas partie de la version studio publiée sur disque…, et qu’en Belgique, le morceau n’est pas tellement connu pour un autre élément qui, lui, se trouve bel et bien en ouverture de l'enregistrement initial. — Philippe Delvosalle
Texte-collage, « état des lieux radical de la violence mondiale » selon son auteur Fanxoa en 2019, « Porcherie » est beaucoup plus qu’un morceau sur l’extrême-droite. Il évoque entre autres l’exploitation animale, les prisons et la violence psychiatrique, les violations des droits humains au Chili et en Afrique du Sud, fait allusion à Orange mécanique de Kubrick (comme son titre le fait à Pasolini ; très cinéphile, François baptisera d’autres chansons d’après des films d’Oshima ou de Terayama)… Et – quand même ! – en toute fin de texte, le parti de Jean-Marie Le Pen.
Porcherie
Le monde est une vraie porcherie
Les hommes se comportent comm' des porcs
De l'élevage en batterie
À des milliers de tonnes de morts
Nous sommes à l'heure des fanatiques
Folie oppression scientifique
Nous sommes dans un état de jungle
Et partout c'est la loi du flingue
Prostitution organisée
Putréfaction gerbe et nausée
Le Tiers-Monde crève, les porcs s'empiffrent
La tension monte, les GI's griffent
Massacrés dans les abattoirs
Brûlés dans les laboratoires
Parqués dans les cités-dortoirs
Prisonniers derrière ton parloir
Et au Chili les suspects cuisent
Dans les fours du gouvernement
En Europe les rebelles croupissent
Dans les bunkers de l'isolement
Un homme qui éclate en morceaux
Dynamité par des bourreaux
Des singes conduits à la démence
Beethov' devient ultra-violence
D'un côté l' système monétaire
De l'autre l'ombre militaire
Tout finit en règlement d' comptes
À coup de schlagues le sang inonde
Flic-Armée / Porcherie
Apartheid / Porcherie
DST / Porcherie
Et Le Pen / Porcherie
Un Le Pen aussi présent en tout début de morceau par l’enregistrement de sa voix, captée précisément lors de l’interruption de son discours schaerbeekois. À la différence qu’ici ses mots se transforment en couinements de cochon et lancent la chanson proprement dite (« Le monde est une vraie porcherie » ).
Mais, si « Porcherie » est encore un morceau vivant aujourd’hui – presque 40 ans après sa publication ! – c’est via l’ajout, au fil des concerts, dans la magie de ce contact privilégié que le groupe avait avec son public, du slogan final. Simplissime, cinglant, sans ambiguïtés :
Porcherie (version live)
La jeunesse emmerde le Front national
La jeunesse emmerde le Front national
La jeunesse emmerde le Front national
La jeunesse emmerde le Front national
Sur l'album, il y a la voix de Jean-Marie [sic] qui se transforme en cochon, on pensait récolter un procès, et je peux te dire qu'on était prêts ! On voulait un débat, on voulait passer à la télé face à lui. Finalement, il n'a rien engagé, mais on est partis en tournée et on s'est vite rendu compte que les jeunes réagissaient énormément à cette chanson précise. Surtout quand on dit « Le Pen ? Porcherie ! », on sentait une énorme vibration soudaine venue du public. (…) Alors au fur et à mesure des dates, j'ai commencé à rajouter deux riffs de guitare sur la fin du morceau. L’idée derrière ça c’était que le public lui-même se mette à chanter le slogan que tout le monde connaît, alors qu'il n'est pas présent sur la version originale. — Loran, interviewé en 2017 par Kerill McCloskey pour greenroom.fr
Reprise – via son slogan-rajout final – à des milliers de reprises en manifs, la chanson des Bérus est un exemple d’école d’une perméabilité possible entre la rue et la scène mais aussi la preuve qu’une chanson ne meurt pas nécessairement au moment où un enregistrement la fige sur disque, qu’elle peut vivre, survivre et servir si l’on s’en sert, si elle continue à passer dans de nouvelles oreilles et de nouvelles bouches.
Philippe Delvosalle
photos : Belgaimages (Le Pen et Nols à Schaerbeek en 1984) / Archives de la zone mondiale (Bérurier Noir à l'Olympia en 1989)
Sources :
- Souvenirs personnels
- Sur la venue de Le Pen à Schaerbeek : resistances-info
- Sur la chanson « Porcherie » : fanxoa - archives de la zone mondiale
- Sur la chanson « Porcherie » : greenroom.fr
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
Dans le même dossier :
- Grandir est un sport de combat « Olga » d'Elie Grappe
- Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski
- « The Revolution Will Not Be Televised » – Gil Scott-Heron
- Mouvement des gilets jaunes / Un documentaire de François Ruffin et Gilles Perret
- Opposition à la 2ème centrale nucléaire à Chooz / Une ballade du GAM
Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
Dans le même dossier :