BRING ME THE HEAD OF MANUEL BIENVENU
Quel album singulier que celui-ci : après le coup de maître de son Elephant Home en 2005, Manuel Bienvenu se substitue à l’Alfredo Garcia de Sam Peckinpah pour un disque à la même élégance sauvage que les westerns du cinéaste américain… Initialement paru au Japon en 2007, le second opus de Manuel Bienvenu bénéficie enfin d’une sortie sous nos latitudes, et ma foi, l’attente en valait la peine : dès les premières notes de « Healthy in Lux. », prodigieux morceau d’ouverture, le multi-instrumentiste (qui fait décidément honneur à son nom) attrape l’auditeur par l’oreille pour ne plus le lâcher tout au long de ces douze titres.
Amoureux d’expérimentations en tous genres, Manuel Bienvenu n’a pas peur de se mettre en danger, se souciant comme d’une guigne du petit jeu de la séduction racoleuse trop souvent d’application dans le monde merveilleux de la musique. À l’instar de ses collègues d’un nouveau songwriting made in France, tels que Syd Matters, et surtout Benoît Burello alias Bed (dont Manuel Bienvenu est un collaborateur de longue date), le musicien hybride s’offre des voyages à travers plusieurs cultures musicales, notamment le Japon où il a vécu quelque temps, et en profite pour emmener dans ses bagages toute personne qui voudra bien lui prêter une oreille attentive. Bien que cet étonnant album n’entre pas dans la catégorie « grand public », il serait horriblement triste de passer à côté de ce remarquable mélange des genres : par l’intermédiaire d’instruments hétéroclites et de sa voix à la douce étrangeté, le Français se fait architecte, alternant habilement les ambiances et les textures, allant du clavecin sautillant (« Arctic Architects ») aux rythmiques improbables (« Tea Drops ») en passant par des envolées de guitares (« A Slight Curve In The Void »), un instrumental aux faux airs hippie (« Those Summer Days ») et une longue narration dans un français monocorde par Stéphane Rosière (« Good Luck Mr Gorbachev »). Le tout est souligné par le jeu de batterie subtil et sensuel de Jean-Michel Pirès, également actif auprès de Bed, The Married Monk et Headphone (auquel a aussi participé Manuel Bienvenu).
Songwriting expérimental, cabinet de curiosités musical, cette road music possède à la fois la beauté et la complexité d’un origami haut de gamme et se déploie avec finesse sans jamais verser dans la tentation un peu facile des virages à 180 degrés: dans son éclectisme, Bring Me The Head Of Manuel Bienvenu reste singulièrement homogène, preuve s’il en est que le musicien a bien digéré ses influences disparates pour en tirer des compositions éminemment personnelles et reconnaissables entre toutes. Si les ombres de Robert Wyatt et de Brian Eno ne planent jamais bien loin, Manuel Bienvenu poursuit néanmoins sa propre route, abolissant les frontières entre musiques populaires et musiques savantes, combinant entre elles des sonorités bigarrées de façon on ne peut plus harmonieuse et naturelle.
Enregistré entre Paris et Tokyo, son deuxième album atteste également d’une vertu en voie de disparition : la patience ! En effet, l’enregistrement s’est étalé de 2004 à 2006 pour ne voir le résultat distribué dans l’Hexagone que quatre ans plus tard. Entre-temps, l’album (tout comme son concepteur) aura fait son petit bonhomme de chemin au Pays du Soleil Levant, selon l’adage « nul n’est prophète dans son pays ». Et pourtant, Dieu sait si la France d’aujourd’hui pourrait avoir besoin d’un prophète comme celui-là : créatif, humble et intègre, cet iconoclaste des temps modernes sait faire parler les notes avec une infinie délicatesse.
S’il y a certes peu de chances que ses travaux se hissent un jour en tête des hit-parades (et c’est sans doute mieux ainsi), Manuel Bienvenu n’en reste pas moins l’un des musiciens français les plus intéressants à avoir fait leur apparition ces dernières années, et il serait bien dommage de passer à côté !
Catherine Thieron