INCROYABLE DESTIN DE HAROLD CRICK (L')
Harold Crick est un homme solitaire qui a réduit la vie en chiffres. Du brossage des dents au nombre de pas entre son domicile et l’arrêt de bus, tout est chiffre. Et, pour couronner le tout, il est inspecteur des
impôts. Un matin, alors qu’il se lave les dents, une voix s’élève et raconte ce qu’Harold fait. Stupéfaction, incompréhension, recherche de la source d’où elle provient… Il s’avère que lui seul l’entend, mais que cette voix ne s’adresse pas à lui, non, elle narre ses faits et gestes ainsi que ses pensées. Elle s’exprime par intermittence et dans un langage très littéraire. D’une psychiatre à un professeur de littérature, Harold consulte, cherche le fin mot de l’énigme, essaie de vivre sa vie, fait une jolie rencontre…
La première partie du film génère un sentiment de malaise diffus et néanmoins réel, assez proche de celui distillé par le film de Harold Ramis « Un jour sans fin », resté dans de nombreuses mémoires. On suit le personnage principal dans sa perplexité, dans sa conviction de n’être pas fou, et pourtant… Au fil de l’histoire, des éléments se mettent en place et on croit comprendre, peut-être…
Un montage limpide, des personnages bien dessinés et bien campés par leur interprète (Will Ferrell, Emma Thompson, Maggie Gyllenhaal, Dustin Hoffman), un scénario malin, une narration ingénieuse font de ce film une étonnante comédie déroutante.
La fin décevra sans doute les jusqu’au-boutistes, oui mais… rappelons-nous les propos de la romancière et laissons-nous faire par la chaleur qui s’en dégage. [retour]
Éva Debaix
CHRONIQUES
LA FLAMME DU SAINT DRAGON
Cinéma - Mythologie populaire – Histoire – Politique – Révolution
Glauber ROCHA : « Antonio das Mortes » [O dragão da maldade contra o santo guerreiro] – (Brésil, coul., 1969, 95') - VA0318
Enfin ! Avec Antonio das Mortes (1969) sort le premier DVD européen de celui que par facilité -et par fidélité: je pense à lui plusieurs fois par jour, il est l'étalon de mes propres lâchetés, le moteur de mes propres courages- je considère comme une sorte d'ange gardien cinématographique : Glauber Rocha.
Dans l'agitation des années soixante, un peu partout dans le monde, déferlent de nouvelles vagues de jeunes cinéastes en porte-à-faux par rapport au cinéma de leur aînés: la Nouvelle vague française, bien sûr, mais aussi par exemple le Free Cinema en Angleterre (Lindsay Anderson, Karel Reisz…), les nouveaux cinémas tchèque (Milos Forman, Vera Chytilova…) ou japonais (Nagisa Oshima, Shohei Imamura…), l'underground cinema américain (Shirley Clarke, John Cassavetes…) et, surtout - par rapport à ce qui nous intéresse ici-, le Cinema Novo brésilien qui parvint aussi à conquérir une terre pour les cinémas du Tiers-Monde sur la carte des nouvelles avant-gardes du septième art. Au passage, il suffira de penser au Free jazz qui prenait son essor au même moment dans les ghettos black des États-Unis, pour prendre conscience du fait que cette association entre classes populaires ou laissées-pour-compte et formes d'expression novatrices ou formellement révolutionnaires n'est un paradoxe qu'en apparence, ou un préjugé de classe. Mais revenons au Brésil, au Cinema Novo et à celui qui, tant en interne que sur la scène internationale, et autant par ses films eux-mêmes que par son aura intellectuelle et son agitation permanente et « sur-humaine », sera considéré comme l'éclaireur du mouvement et son porte-voix. Avec Le Dieu noir et le diable blond (1964), Terre en transe (1967) et Antonio das Mortes (1969), en trois films survoltés, poétiques et politiques, écartelés quelque-part entre Eisenstein, Pasolini et Godard (influences plus ou moins revendiquées par le cinéaste lui-même), Glauber Rocha bombarde les rétines et les tympans des colonisateurs d'hier - ou de leurs enfants, souvent devenus néo-colons ou métropolitains paternalistes du lendemain- des stridences d'une «Esthétique de la faim»: «Nous comprenons cette faim que l'Européen et le Brésilien, dans leur majorité, ne comprennent pas. Pour l'Européen, c'est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien, c'est une honte nationale. Il ne mange pas, mais il a honte de le dire; et surtout, il ne sait pas d'où vient cette faim. Nous savons nous- qui avons fait ces films laids et tristes, ces films criés et désespérés où ce n'est pas toujours la raison qui parle le plus fort - que la faim ne sera pas guérie par les planifications de cabinets et que les raccommodages du technicolor ne cachent pas ses plus graves tumeurs. Ainsi, seule une culture de la faim, minant ses propres structures, peut se dépasser qualitativement: et la plus noble manifestation de la faim, c'est la violence. La mendicité, trahison qui s'est implantée avec la piété coloniale rédemptrice, a été une des grandes causes de mystification politique et celle du mensonge culturel autosatisfait: les rapports officiels de la faim demandent de l'argent aux pays colonialistes avec le but de construire des écoles sans former de professeurs, de construire des maisons sans donner de travail, d'enseigner un métier sans alphabétiser. La diplomatie demande, les économistes demandent, la politique demande; le Cinema Novo, dans le champ international, n'a rien demandé : il a imposé la violence de ses images et de ses sons dans vingt-deux festivals internationaux » (G. Rocha, manifeste « Esthétique de la faim », 1965).
Antonio das Mortes tourné quatre ans après ce manifeste ne le contredit en rien. C'est un cri. C'est un film qui ne demande rien à personne; un film de faim et de violence. Sur les quelques dizaines d'hommes et de femmes -rôles principaux et figurants - qui apparaissent à l'écran, seule une poignée survivra à deux sanguinolents massacres collectifs. Le film évolue sur le terrain partagé de trois champs de forces proches mais non strictement réductibles: l'histoire, le mythe et la politique. La puissance du propos naît de l'entrechoquement de ces trois dynamiques. Dans les paysages escarpés et décharnés du Sertão, au nord-est du Brésil, l'homme de confiance du coronel Horacio, grand propriétaire terrien, convoque Antonio das Mortes, ancien tueur de cangaceiros (ces bandes itinérantes de hors-la-loi qui, du dix-neuvième à la moitié du vingtième siècle, défiaient l'ordre établi dans le Nordeste) pour se débarrasser d'une bande de mystiques (beatos) conjointement menés par une « Sainte » et Coïrana, sorte d'ultime «rejet» -au sens botanique du terme- du dernier cangaceiro éliminé jadis par le même Antonio das Mortes. Le temps du film -ou plus précisément, le temps de l'agonie de Coïrana, blessé par Antonio- sera le temps de la prise de conscience de ce dernier, de sa transformation et de son retournement de cape. Homme de main des possédants et de l'ordre en place, il va décider de mettre son corps et sa gâchette au service des sans terres, des affamés et de leur révolte. En écho au titre original du film, le Dragon de la méchanceté va muer pour renaître en Saint guerrier.
« Même si je fais un cinéma tourné vers la réalité sociale, je n'ai jamais admis la démagogie esthétique, sous quelque forme que ce soit » (G. Rocha, « La Transe de l'Amérique latine », avril 1969). Sans surprise, on est ici aux antipodes d'un cinéma engagé lénifiant; Antonio das Mortes est un film de corps en mouvement (danses, combats, empoignades, embrassades…), de couleurs et de musiques éclatantes. La scène du combat d'Antonio et Coïrana en est un excellent exemple. Hormis un court métrage documentaire de commande, Antonio das Mortes est le premier film en couleur de Rocha. Et le cinéaste ne se prive pas d'utiliser les possibilités que lui offre cette nouvelle palette technique. Les ocres de ses paysages arides sont bariolées de taches de couleurs vives : la tunique rouge du nègre Saint-Georges/Oxossi, le chapeau, le foulard et les lèvres rouges de Coïrana, la robe mauve de Laura, la femme du coroneI, ou le foulard rose d'Antonio… Bout d'étoffe dont la tension se retrouve au centre de la scène du duel, cordon ombilical, viscère textile flamboyante reliant les bouches des deux hommes, dansant et se battant - entre chorégraphie et boucherie- au milieu du chant obsédant des beatos -cette « musique du diable » inécoutable par le coronel et qu'il s'évertue donc à faire taire par ses sbires. Mais la musique ne se taira pas parce que le film de Rocha est fondamentalement - et comme peu d'autres films de l'histoire du cinéma - un film musical. Un film vraiment - profondément - musical. Pas des images auxquelles on aurait rajouté de la musique - ce que dans l'immense majorité des cas on nomme musique de film: une couche de fond de teint sur une jambe de bois- ni l'inverse, mais un film qui sans les musiques (musiques du folklore de Bahia et de Minas, música popular brasileira de Sergio Ricardo, musique contemporaine de Marlos Nobre, blues historiographiques et chansons de gestes nordestines…) qui le structurent, l'innervent et le font avancer, mourrait sur place.
Et c'est peut-être là que se niche une des raisons principales de mon admiration sans borne pour Glauber Rocha. Une admiration en différé, à presque trente ans de décalage, dans le rétroviseur, par un spectateur des années nonante, cette décennie morose de l'histoire du cinéma où, ayant définitivement tourné le dos à toute utopie, les cinéastes contemporains tombaient dans les pièges du jeu vidéo filmé, du théâtre filmé ou -peut-être le pire de tous - du cinéma filmé, ce cinéma en train de se regarder se donner les apparences du cinéma. Dans ce contexte, si le lyrisme généreux et non calculateur de Glauber Rocha doit rapprocher son cinéma d'un autre mode d'expression, on penserait plutôt à l'opéra… ou au carnaval. Soit deux formes d'expression «transgenres» et multiformes, de statut social très différent, mais qui partagent un sens de l'élan et du débordement libéré - le temps d'une représentation ou d'une transe - des impératifs de la stricte rationalité, de la rentabilité et de la vraisemblance. Pas de sarcasme chez Rocha, pas d'apitoiement sur son sort non plus. Glauber avait trente ans en 1969 mais, contrairement à ces dizaines de petits faiseurs de films qui font les choux gras des festivals internationaux de cinéma depuis quinze ou vingt ans, ce n'était pas pour lui l'âge d'une crise existentielle, d'un recentrement nombriliste et du début d'un lent effacement. Survolté en 1959, survolté en 1969, il mourra exténué -mais toujours aussi survolté - en 1981. Mystique athée, Rocha croyait par exemple au cinéma - y compris à des possibilités de transformations sociales par le cinéma que l'histoire ne rendit pas possible. Ce n'est plus très à la mode aujourd'hui. Et ce décalage le rend d'autant plus précieux. [retour]
Philippe Delvosalle
Rebonds musicaux :
- Sergio RICARDO : « Mestres da MPB » – MI0505
Compilation de chansons du plus fidèle compagnon musical vivant de Glauber Rocha (le plus fidèle compagnon musical décédé du cinéaste étant Heitor Villa-Lobos). Ricardo et Rocha ont collaboré sur Le Dieu noir…, Terre en transe et Antonio das Mortes. Le CD reprend la chanson Antonio das Mortes mais dans une version plus tardive, réarrangée de 1973. Une autre plage est consacrée au cangaceiro Lampião.
- Marlos NOBRE : « Brazil » – EV5631
Non pas la musique du film, mais quatre œuvres du compositeur contemporain brésilien né à Recife en 1939: Très canções negras (op. 88), Desafio XXXII, Canto a García Lorca et Três canções de Beiramar.
- Odette LARA : « Contrastes » – en cours d'acquisition
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Odette LARA & Vinicius DE MORAES : « Vinicius & Lara » – en cours d'acquisition
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Odette LARA & Vinicius DE MORAES : morceaux épars sur les compilations MH4871 – MH4874 - MH4893
Odette Lara, l'actrice incarnant Laura, la femme du coronel dans Antonio das Mortes était aussi une chanteuse. En 1963, elle avait notamment enregistré un disque de bossa nova avec le poète-chanteur Vinicius de Moraes.
- Gato BARBIERI : « The Third World » – UB0941
En 1969, l'année de sortie du film, en compagnie notamment du tromboniste Roswell Rudd et du contrebassiste Charlie Haden, le saxophoniste-flûtiste-chanteur argentin consacre un des morceaux de son album tiers-mondiste à la figure légendaire d'Antonio das Mortes.
- Tom ZÉ : « Jogos de armar » – MI2932
Le plus singulier et farfelu représentant de la scène musicale tropicaliste (qui ne fut pas sans liens amicaux et intellectuels avec le Cinema Novo comme en témoignent les mémoires de Caetano Veloso, Pop tropicale et révolution, Éd. Le serpent à plumes, 2003) imagine sur un des ses albums récents l'arrivée du pionnier du rock brésilien et du cangaceiro Lampião au Fonds monétaire international: A chegada de Raul Seixas e Lampião no FMI: «É Raú, Raú, Raú / Lampião não anda só / Trouxe Deus e o diabo / Raul, a terra do sol» (Deus e o Diabo na Terra do Sol est le titre original du film Le Dieu noir et le Diable blond).
- Joan BAEZ : « 5 » – XB050F
Sur son cinquième album, enregistré en 1964, soit avant Le Dieu noir et le Diable blond et Antonio das Mortes mais dix ans après le succès international du film O Cangaceiro (1953) de Lima Barreto, la chanteuse engagée américaine reprend notamment la cinquième des Bachianas brasileiras de Villa-Lobos ainsi que la chanson O' cangaceiro d'Alfredo Ricardo Do Nascimento.
- Compilation « Musique du Nordeste – Volume 1 (1916-1945) » – MH0231
- Compilation « Brésil : Le Chant du Nordeste (1928-1950) » – MH0098
- Compilation « Brazil : Forró – Music for Maids and Taxi Drivers » – MH0731
- Compilation « Forró acústico – Volume 1 » – MH0735
À lire / à visiter sur Internet :
- Le site brésilien -en langues brésilienne et anglaise- de la fondation Glauber Rocha. Riches en informations et documents, photos, dessins, poèmes…
www.tempoglauber.com.br
- Site du Festival des Trois Continents à Nantes à l'occasion de la rétrospective intégrale de ses films en 2000
http://www.3continents.com/f3c2000/glauber_rocha.html
- « La politique et la poésie, c'est trop pour un seul homme – À propos de Glauber Rocha »
article de la revue en ligne « Culture & Conflits »
http://www.conflits.org/document1896.html#ftn1
À lire (papier) :
- Sylvie PIERRE : « Glauber Rocha » (Cahiers du cinéma – Coll. Auteurs, 1987)
L'ouvrage reprend plusieurs textes de Glauber Rocha dont les manifestes « Esthétique de la faim », « Eztetyke du rêve » et « Tropicalisme, anthropologie, mythe, idéogramme » et quelques textes sur les cinéastes Rossellini, Buñuel, Godard, Ford et Lang…
- Glauber ROCHA : « Le Siècle du cinéma » (traduction française de Yellow Now, 2006)
Environ quatre-vingts textes écrits par le critique Rocha entre 1957 et 1980 sur des films européens et américains. [retour]