DOG SONGE
Beaucoup chantent pour leur subsistance, avec ou sans succès médiatique. Marcel Kanche, de longue date, se consacre aux consistances chantantes. Et d’année en année, tandis que les pauvres subsistants s’anémient, le voilà consister de plus en plus, mythique.
Du côté de ses expériences musicales, il a bien bourlingué, il s’est nourri aux extrêmes, il en garde des petites lumières qui étoilent sa voix sombre. Mêlé à divers avatars punk, il a joué avec les Rita Mitsouko, Pere Ubu, Fred Frith, assuré à New York des premières parties des Lounge Lizzard, Alan Vega, The Cure. Son talent se diversifie: au gré de ses rencontres, certaines de ses chansons ont donné des tubes dans la bouche d’autres. Ainsi « Qui de nous deux » avec M. et « Divine Idylle » pour Vanessa Paradis !
Le revoici entier, avec « Dog songe ».
Poésie convoquée des débris de la vie sur une musique intériorisant les grandes énergies indomptées, les tumultes des arbres et les tourbillons discrets du fleuve. On y entend l’écho des grands vents, la violence sourde des pierres endormies, l’inquiétude orageuse des bêtes. Un précipité de poussières de vie. Fragments qui aiment, attentionnés, simples bribes dans l’air. Chant qui dégoupille la gravité l’humaine, soudain perméable, accessible au don, enfin, disponible à l’altérité sans édulcorant.
«Pétri de fièvre et d’orties».
Des prières rudes, rugueuses, piano frappé.
C’est un chant ténébreux, embogué dans le monologue caverneux d’un marcheur, un chanteur de fond, d’endurance. Yeux rivés sur l’ornière pour ne pas perdre l’équilibre. C’est un chant intérieur qui n’empêche surtout pas d’entendre la terre, le gravier, les herbes, les branches, les oiseaux qui filent et surtout les chiens qui songent.
L’ivresse monte lentement, pas à pas, vers à vers, goutte à goutte. Le vertige lent du randonneur solitaire explose à retardement et noue longtemps la gorge. Ce ne sont pas des chansons éphémères.
Les pas qui arpentent ainsi de leur chant l’infini de la terre sont authentiques. Ils n’ont plus rien de conquérants et martiaux, mais sèment les souvenirs de la quête qui les portait, comme un petit Poucet qui ne reviendra pas sur ses traces :
« Nous étions faits de Chair / A l’affût d’une carapace / D’un amour sans faille / Puis des armées de secondes / Ont creusé / Les plis de nos visages ».
Randonnée recueillie, circulaire, procession qui célèbre le compagnonnage avec la mort et les ombres si noires, belles et effrayantes, de la rupture, l’adieu final, pas de danse avec l’irréversible :
« C’est une pluie de terre / Qui nous fera taire / C’est un chemin de cendre / Qu’il nous faudra descendre ».
Quand vous marchez longtemps, le cerveau dialogue et dispute avec le cœur à propos des marques, blessures et trophées, hontes et gloires. Le sang cogne aux tempes son ressassement assourdissant. Au fil de la marche, dans le rythme déambulatoire au grand air, le temps glisse sur ces rochers intimes, accidentés, et les polit comme les galets d’une rivière. C’est à cela que ressemblent les vers de Kanche. Une rémission, les mots, les phrases désarment le combattant, un grand apaisement crépusculaire, rougeoyant, cramoisi. Pas pour rebrousser chemin, mais pour aller sans inhibition, sans manière, vers l’inaccessible.
« Va ! Chevalier sans armure / Prends ta démesure / Et pose tes guêtres à la nuit / Touille la boue sous la pluie. »
La musique parfois tremble comme les échos d’une kermesse blafarde, aux petites heures. Cordes frottées, cuivres essoufflés, burlesque fatigué. Danse fêlée. Le noceur dépouillé traverse la nuit et le chanteur toujours étonné de retrouver l’aube et ses promesses douloureuses, ses rendez-vous ultimes avec l’horizon. Ces appels, ces espoirs de revoir le passé et ses moments magiques comme autant de mesures lucides de ce qui ne reviendra plus. L’abandon scande la marche. Ces tendresses éblouissantes, bagage précieux de l’arpenteur, conservées dans l’herbier de la mémoire, plumeaux et oripeaux du renouveau, pour aider à passer l’hiver en écoutant le chien rêver, japper, taquiné par quelques bris de souvenirs.
« Les ailes enlisées jusqu’à l’os / Nous avons piétiné, sali l’aube / Limogé nos troupes d’albatros… / Remplis ta hutte l’hiver sera rude / Bâche les stères pour les pluies de vers. »
Pierre Hemptinne