Des révoltes qui font date #39
Décembre 1978 // Marche des agriculteurs du Larzac à Paris contre le projet d'extension du camp d'entrainement de l'armée
C'est presque le « Woodstock français », sauf que c'est politique, pas seulement festif. — José Bové
Paris, le 2 décembre 1978. Un cortège fort de 40 000 marcheurs défile aux portes de la capitale française. Parmi eux, une poignée de paysans originaires du Larzac, rejoints tout au long du périple par une foule hétéroclite de militants dont la non-violence est le dénominateur commun. Après plus de trois semaines de marche et près de sept-cents kilomètres parcourus depuis leur contrée sudiste, cette armée de contestataires pacifistes convient d’une arrivée en ville rendue d’autant plus solennelle qu’elle se veut silencieuse, hormis le choc obsédant des bâtons au contact de l’asphalte citadin. Plus importante mobilisation citoyenne de l’année, cette jonction opérée à pied, du sud au nord, peut être considérée comme le point culminant d’une lutte qui dure depuis neuf ans. C’est donc au cours d’un tel chemin de croix que, un mois plus tôt, les cent-trois exploitants agricoles du Larzac sont définitivement condamnés à l’expropriation au profit d’une extension de 14 000 hectares, sur leurs propres terres, d’un camp d’entrainement de l’armée.
L’histoire ne date pas d’hier, ni même de la décennie 1970. Il faut repartir vers les sixties pour comprendre la sociologie des groupes qui constituent le Larzac à la veille de ce projet instigué par le ministre de la Défense en poste, Michel Debré. Alors réputés en friche, ces espaces bucoliques provoquent une ruée d’individus néoruraux aspirant à un mode de vie différent, lesquels se mettent à coexister tant bien que mal avec les agriculteurs dits « de souche ». Ce nouveau voisinage met en regard des affinités politiques pour le moins antagonistes, de la droite de ces fermiers isolés et biberonnés au travail manuel depuis des temps immémoriaux, à la gauche de ces ex-citadins récemment convertis à la ruralité. Si la communication tarde à s’établir entre ces mondes que tout sépare, elle est déjà inexistante au sein même de la caste des paysans du cru : chacun dans sa ferme et les moutons seront bien gardés. Cette manifeste absence de cohésion sociale donne pourtant naissance, dès octobre 1971, à un mouvement de désobéissance civile qui rythmera la vie politique du pays pour les dix prochaines années. C’est ainsi que le plateau du Larzac, terre initialement marquée par le sceau de l’exode, devient l’épicentre d’un pèlerinage dont l’afflux massif génère un rassemblement invraisemblable de militants maoïstes, hippies post-soixante-huitards et membres de la communauté non-violente dite « de l’Arche » menée par le philosophe italien Lanza del Vasto. José Bové, qui s’installe dans la région en 1976, qualifie les luttes du Larzac de « Woodstock français ».
Cette nouvelle force politique, de laquelle est issue une frange de l’altermondialisme contemporain, est reconstituée a posteriori et avec force détails par le long métrage documentaire de Christian Rouaud : Tous au Larzac (2011). Après s’être intéressé très tôt au sort des agriculteurs en réalisant Paysan et Rebelle (2002), ainsi qu’aux grévistes des usines Lip de Besançon avec Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007), le cinéaste propose l’ultime volet d’une trilogie axée sur les grandes révoltes françaises ayant émaillé les années 1970. À travers cette filmographie militante, Christian Rouaud donne corps à ces individus mal représentés au sein du monde politique et des médias, invisibilisés par leur condition de travailleurs issus de secteurs en décrépitude et soumis à une froide logique de marché. Ayant célébré la figure mythique de Bernard Lambert, agriculteur de Loire-Atlantique devenu député, c’est assez naturellement que le réalisateur de Tous au Larzac accouche d’un film muri par près d’une décennie de réflexion sur les vicissitudes inhérentes au monde agricole. Prenant le parti d’un dispositif filmique relativement classique – de longs entretiens mis en regard avec une légion de séquences d’archives –, Christian Rouaud privilégie la contextualisation de son propos à toute forme d’hétérodoxie dans sa pratique du cinéma documentaire. Cette préférence donnée à la compréhension des enjeux abordés, sans pour autant agréger à sa réalisation davantage d’informations que celles délivrées par ses interlocuteurs, rencontre les caractéristiques formelles d’un film de nature à remporter une récompense majeure… telle qu’un César, en 2012.
Texte et captures : Simon Delwart
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