CLEJANI, HISTOIRES
Plus de dix ans après La Ballade su serpent – Histoires tziganes, la documentariste belge d’origine roumaine Marta Bergman et son
complice Frédéric Fichefet retournent prendre le pouls d’un village de tziganes sédentarisés à quelques dizaines de kilomètres de Bucarest.
Dans cette chronique sombre – les vacillantes lueurs d’espoir sont à chercher dans les recoins et les replis de plans où une dureté implacable domine –, les cinéastes réussissent plutôt bien à éviter les deux principaux pièges qui les guettaient: l’apitoiement et le voyeurisme. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ferment les yeux; bien au contraire! Entre larges plans paysagers sur ce quasi no man’s land aux routes de terre battue et aux maisons de bric et de broc – doublement à l’écart des centres décisionnels de la Roumanie, d’une part, et de l’Europe «qui gagne», d’autre part – et gros plans sur des mains qui s’affairent et tentent de s’en sortir, leurs chefs opérateurs Antoine-Marie Meert et Laurent Fiénart ont pu filmer, dans un climat de confiance découlant peut-être en partie de la nature désespérée de la situation (comme s’il n’y avait plus rien à cacher), les pièces d’un impressionnant puzzle villageois et familial. Des séquences qui, telles qu’elles sont ici montées, délivrent lentement les informations au spectateur, en le laissant libre de son jugement et de son interprétation.
Dans cette société de plus en plus sous-prolétarisée, en survie instable au bord d’un gouffre où l’alcool, la drogue, la prison, l’adultère et la prostitution font, qu’on le veuille ou non, quasi partie du quotidien, il y a deux éléments-clés dont le film suit particulièrement la circulation.
En premier, il y a l’argent (et ses équivalents: tout ce qu’on achète, revend ou échange – un âne, par exemple – ou les cigarettes qui, une fois passés les barreaux de la prison y représenteront la principale monnaie d’échange). Ou son corollaire négatif, «sous la barre de zéro»: l’emprunt, la dette… A l’image de Mioara, cette femme à la voix et à la moustache d’homme, usurière du village qui, chaque mois, va de porte en porte réclamer le payement des sommes prêtées… et des intérêts disproportionnés et «à la tête du client» qu’elle y ajoute ou de l’accordéoniste Tsogaï qui dans le champ, en plein milieu d’une séquence «taxe» les cinéastes («Frédéric, Marta? Vous n’auriez pas 50 balles? Je vous les rendrai»). Clejani est le village d’origine du célèbre Taraf de Haïdouks mais, même ses musiciens qui ont connu les tournées en Europe occidentale, au Japon ou aux États-Unis (y compris le tournage de la bluette tzigane The Man Who Cried de Sally Potter avec… leur «pote» Johnny Depp) ont dilapidé leur petit pactole depuis belle lurette… Et quand la jeune femme de Nelu, dont le regard profond illuminait encore tout le cadre du film quelques minutes auparavant, se retrouve gravement malade à l’hôpital et qu’il s’agit, pour lui sauver la vie, de lui transplanter un nouveau rein, revendre l’âne qui représente le bien le plus précieux de la famille n’amènera jamais la somme nécessaire et seule une quasi inaccessible émission de télé-charité peut se parer des scintillements d’une nouvelle divinité, à la fois cruelle et salvatrice, qui aurait le droit de vie et de mort sur le petit peuple qu’elle hypnotise.
L’autre élément qui irrigue tout Clejani – le village et le film – c’est la musique. A capella, à l’accordéon, au violon…: une forme d’expression omniprésente dans toutes les situations et très solidement ancrée dans la vie elle-même, comme en témoigne cette chanson autobiographique improvisée en direct par l’accordéoniste Victor selon les injonctions de son frère Ionel: «Parle de Marinel [leur frère emprisonné]… Cite son nom, dis son nom!»… A ce point inséparables dans le concret de leur existence, on ne s’étonnera pas – ni dans les morceaux traditionnels, ni dans des sortes de déclinaisons électro-racoleuses proches du Balkan beat – d’entendre musique et soucis d’argent se rencontrer (respectivement «De mon fric, t’aimes profiter / Tu ne penses qu’à t’amuser / J’en ai marre de dépenser / Bientôt, tu vas me ruiner» et «J’suis un mec original / J’suis le ‘Number One’ / De mes potes, j’suis le plus respecté / J’suis le plus friqué et le mieux sapé» )…
Au-delà de ses qualités purement cinématographiques, le film de Marta Bergman et Frédéric Fichefet peut ainsi offrir une opportunité aux nombreux amateurs du Taraf de Haïdouks d’écouter moins naïvement leur musique, et au-delà des murs d’enceintes et de spots des gros festivals de musique du monde où ils jouent désormais, de lever un voile sur le terreau réel – et autrement moins glamour – de leur musique.
Philippe Delvosalle
octobre 2009