PRAIRIES
Ce duo féminin, ayant fait ses classes entre autres chez Braxton, perturbe poétiquement le jeu de quilles des genres musicaux : musique classique, nouveau folklore, musique improvisée, nouveau jazz, musique pour films imaginaires… Les critères et les frontières frémissent dans de nouvelles conjonctions, gagnées par le jaillissement de légèretés peu courantes, consistantes. Cette musique qui a toutes les caractéristiques de la complexité savante élaborée par une tradition de musiciens masculins déconcerte par sa spontanéité, son allant émotif direct, sa transparence de « rengaine ». Il se réalise là une réconciliation entre deux registres souvent séparés, celui de la déconstruction narrative et celui de la narration chantée, simple et directe. Ça se présente en treize terrains vagues magnifiques, insondables. Treize vagues à l’âme bouleversants. Treize éclats où les musiciennes tissent et défont leur vision personnelle des « 4 saisons ». Automne, printemps, hiver, été, dans le désordre et mélangé, de manière à perturber l’autorité du cycle référentiel. Histoire de bien rappeler que l’espace et le temps sont autres, féminins. On débouche sur ces treize formules d’école buissonnière par une phrase initiale, discrète ou expansive, qui soupire ou exalte l’effet de surprise, ce vacillement particulier de l’être quand le regard embrasse et avale, comme par inadvertance, là où il s’y attend le moins, une perspective inouïe de champs. Coup d’œil paysagiste qui laisse bouche bée une fraction de seconde. Un choc infime qui laisse des marques. Le flux puissant d’une extase, comme des retrouvailles inespérées avec le paysage originel d’où l’on vient, où l’on va enfin se retrouver et se reposer, la sensation rare et intense de comprendre ce qu’est le sublime qui nous confond avec la nature. Puis plus rien. Tout s’estompe, tout s’échappe. Cette beauté ne nous est pas adressée, nous la captons par défaut, par interprétation abusive, en son cœur, il y a le manque et l’angoisse. L’impression de plénitude cède le pas au déséquilibre, au doute, au sentiment d’exclusion, à l’absence et au vide. Là où l’homme aurait tendance à s’instituer sujet de la perte, les deux musiciennes regardent simplement les prairies, à travers leurs instruments de musique, d’en haut, se laissant charmer progressivement par les motifs que dessinent les vagues de tiges, de feuilles et d’épis alignés, dressés ou recourbés, serrés dans leurs fourreaux ou dépenaillés, ébouriffés. Ces millions et milliards de traits végétaux font signes et emplissent le vide, représentent l’absolu, l’infini absorbant, l’abîme où s’oublier. Au lieu d’y plonger héroïque, les deux musiciennes entreprennent d’habiter sur l’abîme. La guitariste et la violoniste isolent des fragments, délimitent des gros plans, copient les motifs aléatoires et les reproduisent musicalement dans une broderie et points de croix vertigineux. (« La tapisserie, la broderie et la couture représentent depuis toujours des domaines féminisés de la création artistique et sont pour cette raison relégués dans la catégorie des arts décoratifs (aussi appelés arts mineurs). Depuis quelques décennies, on a assisté à une réappropriation, dans des démarches féministes très diverses, de ces pratiques... » G. Zapperi.)
Mary Halvorson a une technique (il faudrait dire plusieurs techniques, parce qu’elle en change) originale, notes égrenées tantôt cristallines, claires et dures ou sourdes et souples, un peu élastiques, ou encore « aplaties », sortes de taches graves pleines de vibrations malades (presque « ratées »), un peu floues, le tout dans un temps, un rythme bien à elle, avec à certains moments des griffures, des étripages étincelants, des mises de nerfs en pelotes montées près du manche. Jessica Pavone est impétueuse, elle balaie et dépeigne les chevelures des prairies, elle tire les fils, c’est par son archet qu’elle exacerbe non pas le caractère de telle ou telle saison, mais sans cesse au moins deux saisons à la fois, montrant comment elles se chevauchent dans l’âme, se tortillent et se télescopent dans les humeurs, sèches et humides, vertes ou rouilles. Chaque morceau se présente comme la sphère bien ronde d’un pissenlit en graines, architectures légères et fascinantes qu’une déflagration positive intérieure, soudain, met en mouvement, toutes les graines de l’idée musicale se détachant, voyageant comme des parachutes, se dispersant et néanmoins restant liées. Une géographie aérienne enchantée, une tapisserie de fils d’Ariane.
Pierre Hemptinne
Les deux autres albums récents de Mary Halvorson :