MATTHEW BARLEY: REMINDING
Lorsqu’un violoncelliste anglais se souvient d’un séjour en Russie, sans doute songe-t-il à un monde qui n’est plus, et ne fut jamais. Suivant sa trace, de Moscou aux pays baltes jusqu’aux confins de l’Azerbaïdjan, nous percevons l’écho de voix soviétiques qui nous transportent au cœur du folklore; chant intime, politique ou spirituel, dont l’ancrage lointain finit par se confondre à notre propre rêverie.
Ses récitals, Matthew Barley aime les ouvrir sur quelques moments d’improvisation. Le public s’installe, la salle se remplit dans une atmosphère incertaine, et le musicien lui-même ne se sent pas encore disposé à s’immerger dans son programme. Tout est possible: autant ne pas éluder la liberté immense qui se présente. L’improvisation se conçoit comme une tentative d’approche, un engagement du musicien envers son public, par lequel il se livre lui-même avant de transmettre la partition d’autrui. On l’imagine ôter le smoking conventionnel des concertistes, d’entrée de jeu se montrer dans ses propres vêtements. Matthew Barley fait partie de ces artistes qui considèrent l’œuvre enregistrée comme une déperdition, déplorant l’intérêt qu’elle suscite au détriment des concerts. Le disque ne fige-t-il pas artificiellement un moment unique ? n’efface-t-il pas tant d’éléments chargés de sens par un vain souci de perfection technique? Cette réflexion, nous l’avions déjà entamée à propos des Improvisations de Zygel, et il faut le dire encore: les meilleurs musiciens habitent leur art comme une matière vivante, incoercible. Dans le cas précis de Matthew Barley, cela se manifeste par une envie de voyager; d’étudier les musiques non-occidentales, indienne, sud-américaine, australienne, africaine; d’étendre l’expérimentation aux arts dramatiques; jouer dans l’immédiat, inopinément – impromptu d’un coin de comptoir ou solennité d’une grande salle– surtout ne pas tracer de limites autour de soi et du violoncelle. Avec son groupe, dont le nom, Between the notes, évoque déjà le plaisir de creuser les intervalles, les interstices, il n’a de cesse d’explorer la musique contemporaine, de la sillonner en long et en large, initiant des formations et des concerts autour de techniques d’improvisation.
Aussi, lorsqu’il se retrouve en salle d’enregistrement insiste-t-il plus que jamais sur les notions d’espace et de liberté. Avant le violoncelle, son meilleur instrument est l’imagination. C’est ainsi qu’il aborde Chostakovitch, Ali-Zadey, Pärt, Kancheli… Moins pour un quelconque intérêt technique ou historique, que comme objets fantasmés d’une cartographie personnelle où se mélangent souvenirs et lectures. Le disque s’ouvre sur une pièce de Chostakovitch, dont il a lui-même écrit l’adaptation pour le violoncelle: une suite extraite de l’opérette Cheryomushki, dont l’intrigue immobilière mélange allègrement folklore, idéologie soviétique, et références diverses. Pour Matthew Barley, c’est l’occasion de faire danser l’archet, d’entamer avec le piano un joyeux dialogue festif et rythmé, à peine interrompu, de-ci de-là, par une complainte plus triste, une petite larme d’alcool et on repart pour un tour.
La suite nous plonge dans une atmosphère plus sombre. Tendue et austère, la sonate n°1 de Schnittke donne aux cordes un son rauque, presque cru, ponctué par le martèlement du piano. A cet égard, le deuxième mouvement constitue en quelque sorte une apogée, auquel la suite se rattache à peine, épanchement langoureux surprenant après une telle âpreté. Plus loin, ce ton de désolation revient encore dans la partition d’Arvo Pärt, Fratres. Malgré l’élan spirituel, l’angoisse est reconnaissable, réclamant pureté de forme, ascèse du son: « Je travaille avec très peu d'éléments - une ou deux voix seulement. Je construis à partir d'un matériau primitif - avec l'accord parfait, avec une tonalité spécifique. Les trois notes d'un accord parfait sont comme des cloches. C'est la raison pour laquelle je l'ai appelé tintinnabulation ». Par cette métaphore, le compositeur estonien retrouve la voie de la création après dix années de silence, silence désormais encastré dans la musique qui lui a succédé, devenu condition de possibilité. « Je pourrais comparer ma musique à une lumière blanche dans laquelle sont contenues toutes les lumières. Seul un prisme peut dissocier ces couleurs et les rendre visibles: ce prisme pourrait être l'esprit de l'auditeur » dit-il encore, et cette lumière blanche s’apparente à un silence grouillant de voix indistinctes, qui s’additionnent les unes aux autres et disparaissent dans un angoissant assourdissement.
Doit-on s’étonner que le programme de Matthew Barley réunisse des œuvres d’une telle gravité avec des pièces plus légères ? Kancheli, Ali-Zadeh, Chostakovitch contre Schnittke et Pärt ? Certainement pas. Reminding ne se conçoit pas comme le reflet d’un état unique, d’une humeur particulière, cherchant au contraire à saisir la complexité émotionnelle du souvenir. Contre toute détermination de la musique, le violoncelliste a charge de faire résonner les œuvres entre elles, d’en brouiller l’interprétation immédiate pour en solliciter sans cesse de nouvelles. Ainsi réveille-t-il les notion de voyage et de mémoire, en les fusionnant. Le son est une onde en mouvement, qui transporte l’esprit dans un pays imaginaire toujours en devenir.
Catherine De Poortere