GUITARS
McCoy Tyner est un musicien monstre, né en 1938. Pianiste et compositeur, il a une carrière exceptionnellement féconde, riche en expériences, il a joué un rôle important depuis ses débuts dans les années 50 dans l’innovation incessante du jazz. Il perfectionne son apprentissage avec les frères Powell ses voisins. Il accompagne des gens comme Jackie McLean, Sonny Rollins, Max Roach. Et s’il n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui, de poursuivre ses propres explorations et formations, il reste le pianiste d’un quartette mythique du jazz, de 1960 à 1965, aux côtés de John Coltrane. Quand je découvris ces enregistrements, je n’avais encore jamais entendu un piano d’une telle amplitude explosive, démarrant dans la délicatesse colorée, engendrant une prolixité de plus en plus folle, allumée et scandée, se déversant dans un magma pianistique percussif et hypnotique impressionnant. Composant aussi bien avec la brutalité, le raffinement, le tranchant et le mysticisme. C’est dire si ce musicien a des choses à raconter. Son album de 2008 en trio, avec Ron Carter et Jack Dejohnette, est constitué d’une série de rencontres avec une belle brochette de guitaristes: Bela Fleck, Bill Frisell, Marc Ribot, John Scofield, Derek Trucks. Il démontre une fois de plus sa grande plasticité en s’adaptant à des styles et des personnalités très différents. C’est la configuration avec Marc Ribot qui réserve le plus de surprise. Le guitariste tout terrain s’amuse beaucoup à croiser les idées musicales avec cette légende du jazz. Il feint de le déstabiliser dans de courtes improvisations accidentées (ce sont les seuls moments où un « esprit novateur nouveau » se frotte à un «esprit novateur de l’ancienne école»). Le pianiste attaque ensuite une de ses compositions fétiches, « Passion Dance », longue phrase qui tourne sur elle-même, déploie un labyrinthe harmonique, ourlée d’un thème en quelques notes qui tournent, varient, martèlent et soulèvent l’envie de danser. McCoy Tyner la joue presque décantée, épurée dans sa dynamique, un squelette puissant. Ribot s’engouffre en chien fou dans cette spatialité enivrante libérée par le piano, cavale, voltige, cabriole, ouvre de nouvelles perspectives. John Scofield a choisi deux grands classiques : « MR.P.C. » de John Coltrane et « Blues on the Corner » de Tyner. Deux standards amplement repris, travaillés, tricotés, détricotés dans tous les sens, de ces standards actifs qui aident à travailler les idées, faire avancer les techniques, forger de nouveaux concepts. C’est avec beaucoup de classe, d’inventivité, de force et de feeling que le guitariste affûté revisite ces thèmes, fouettant l’imagination de Tyner qui semble, à certains moments, les redécouvrir, les jouer avec une grâce nouvelle. La rencontre avec Bela Fleck est d’un autre ordre, le célèbre banjoïste n’est pas, a priori, un musicien de jazz. Ça nous vaut une émouvante version de « My Favourite Things », ce morceau qui fut comme un laboratoire d’improvisation pour Coltrane, il en a enregistré des dizaines de versions, il l’a joué certainement bien plus! Comme si ce thème, cette phrase, lui parlait particulièrement, lui permettait de structurer un discours musical, de tester des formules, des agencements, des rythmes, des constructions, des ponctuations, lui offrait des variations à l’infini. Le thème par excellence lui ouvrant l’infini musical dans ses inflexions. Bela Fleck exécute cela de façon absolument virtuose, époustouflante. Le son caractéristique du banjo, comparé à l’amplitude du ténor, donne à « My Favorite Things » comme une évocation intérieure, une prière, juste une épure respectueuse, fervente. Climat différent avec Bill Frisell. Son jeu rond et fluide, qu’il sait ralentir au gré de ses émotions, convient parfaitement pour reprendre « Contemplation » (McCoy Tyner). Il expose l’essence de la composition en une mélancolie alanguie, lumineuse, avec une belle économie de notes et d’effets. Le piano en paraît encore plus radieux et clair. C’est avec une touche africaine que se conclut l’album: Frisell rend hommage aux nouveaux guitaristes africains, Boubacar Traoré en particulier, en jouant à sa manière, très stylée et respectueuse, leur blues du désert. Le piano se fond dans cette musique qui danse comme une mémoire collective, très ancienne, et qui a ce rythme sautillant que souvent Tyner a donné à ses petites phrases qui titillaient le sens de l’improvisation de ses comparses.
Pierre Hemptinne