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Pointculture_cms | critique

MELODII TUVI. THROAT SONGS AND FOLK TUNES FROM TUVA

publié le par François Degimbe

L’Asie Centrale est un point de rencontre entre cultures, entre le raffinement des cités et les grands espaces des steppes, pays des nomades. C’était aussi le point de tous les passages des caravanes qui empruntaient la route de la soie.

Mais comment définir cette région ? Géographiquement ? Historiquement ? Politiquement ? La chose n’est pas aisée et ses limites changent selon le point de vue que l’on prend. Il est possible de trouver une définition plus précise en prenant en compte les différents peuples de la région. Quoique organisés en états indépendants depuis une centaine d’années, Kazhakes, Kirghizes et Turkmènes ont conservé des traits de caractère nomade. Par contre, les Ouzbeks, Ouïgours et Tadjiks ont toujours eu une culture urbaine, habitant dans des cités comme Samarcande, Kachgar, Khiva… Cette différence entre les peuples d’Asie Centrale se révèle également dans leur musique: les premiers interprètent un art épique: des bardes racontent et chantent de longues épopées, alors que les seconds jouent une musique que l’on peut qualifier de « savante », « classique », proche des traditions modales du Moyen-Orient, de la Perse.Ces pratiques musicales font l’objet de prises de son depuis bien des années. En 1909 déjà, Franz Hampe faisait des enregistrements de terrain pour le compte de la London Gramophone Company et parcourait 8000 kilomètres pour collecter des chants et danses dans une région que recouvrent aujourd’hui le Turkménistan, l’Ouzbékistan et d’autres républiques d’Asie Centrale et du Caucase ( MV0189 ). Depuis une trentaine d’années, Jean During en France et Ted Levin aux États-Unis font des recherches et effectuent de nombreux enregistrements dans cette partie du monde.En 2005, l'institution américaine Smithsonian Folkways a entamé une nouvelle collection d'enregistrements thématiques, comme elle l'avait déjà fait auparavant pour la très intéressante et très complète série  Music of Indonesia  en vingt volumes. Le label se consacre maintenant à la région de l'Asie Centrale, avec le soutien de la  Aga Khan Music Initiative , pour faire connaître les artistes principaux de cet héritage musical riche et varié en éditant dix CD. Les enregistrements sont actuels et documentent les musiques telles qu'elles sont jouées aujourd'hui, elles montrent une tradition ranimée et transformée après la rupture causée par l'ère soviétique. Ils offrent un panorama de contrastes : les musiciens connaissent les traditions anciennes mais ont un sens de l'innovation, que ce soient les bardes et les nomades des steppes ou les artistes des traditions classiques des cités.La collection nous promène ainsi des guimbardes, vièles et chants transmettant les rythmes de la vie nomade kirghize de Tengir-Too à l'art du rubâb afghan de Homayun Sakhi, empreint de sérénité, en passant par les interprètes féminines de la région qui jouent des musiques autrefois réservées aux hommes.Les six coffrets déjà édités sont tous composés d'un CD musical et d'un DVD qui contient un documentaire de 24 minutes sur la région, les artistes et leur musique.MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.4: BARDIC DIVAS    MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.3: THE ART OF THE AFGHAN RUBAB    MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.6: SPIRITUAL MUSIC OF AZERBAIJAN    MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.1: MOUNTAIN MUSIC OF KYRGYZSTAN    MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.2: INVISIBLE FACE OF THE BELOVED    MUSIC OF CENTRAL ASIA VOL.5: SONG AND DANCE FROM THE PAMIR

 

Anne-Sophie De Sutter

 

« Khoomei » est à Tuva le terme le plus souvent utilisé comme nom générique pour le jeu de gorge, ou chant diphonique. Dans ce style, commun à plusieurs régions de Mongolie et de Tuva, les chanteurs produisent simultanément une note basse soutenue, en bourdon, et des notes flûtées dans le registre aigu, produisant ainsi des harmoniques du plus bel effet. D’autres styles de jeu de gorge, le sygyt et le kargyraa, également exposés sur ce disque, placent des emphases différentes sur ces harmoniques ou se concentrent dans le registre des notes graves, provoquant une sorte de croassement assez impressionnant. Traditionnellement, ces formes de chants n’étaient pas destinées à être exécutées en public, mais étaient chantées par les bergers lorsqu’ils gardaient leurs troupeaux. Ces chants étaient alors interprétés comme divertissement mais avaient aussi, et surtout, pour fonction de calmer les animaux et d’apaiser les esprits. Né en 1932, Oorjak Hunashtaar-Ool était un des chanteurs les plus connus de sa génération. Il a vécu une importante période de changements dans la vie des habitants de Tuva. Né dans une famille de bergers nomades, aux traditions chamaniques bien ancrées, il a assisté aux luttes d’indépendance, à l’annexion par l’URSS, à la collectivisation. C’est paradoxalement par l’administration soviétique qu’il sera découvert et soutenu comme artiste, passant de ses premières armes dans les bals et les animations de sovkhoze, à des voyages à travers toute l’Union Soviétique, dans le circuit des concerts de musique folklorique organisé par l’Union des Compositeurs, puis dans le reste du monde, envoyé comme témoin de la richesse et de la diversité du patrimoine musical soviétique. Le présent enregistrement, datant de 1969, profitait alors de la vague d’intérêt pour la musique traditionnelle de Tuva qui débuta dans les années soixante et propose une série de chants traditionnels, ainsi qu’une variation moderne sur le chant tuva. Si, entre-temps, les enregistrements se sont succédés et nous ont rendu le chant diphonique plus familier, ils n’ont plus l’aspect pionnier de ce disque, un des premiers à fixer sur vinyle une forme musicale à peine sortie de l’isolement des montagnes et des steppes. La prise de son, sans fioritures ni enjolivements, nous restitue magnifiquement l’aspect brut et sauvage de ces chansons.

Benoit Deuxant

 

Laurent Jeanneau : musique des minorités ethniques du Sud-Est

Depuis dix ans, Laurent Jeanneau parcourt le monde et documente ses rencontres avec des cultures en danger. Ces cultures, appartenant aux minorités ethniques de par le monde, sont lentement en train de disparaître. Il existe plusieurs raisons à cela, différentes d’un cas à l’autre, d’une ethnie à l’autre, d’une région à l’autre. Certaines cultures minoritaires sont ainsi en voie de disparition par suite de la concurrence de la culture majoritaire. Le mois dernier, une langue inuit d’Alaska, le Eyak, vient de disparaître avec la dernière personne qui la parlait encore. Il existe également, dans le cas précis de la musique, une forme de globalisation laissant peu de place aux particularismes locaux. D’autres cultures encore ont vu leurs traditions diluées, interdites ou franchement éradiquées par le gouvernement central, c’est le cas au Cambodge notamment, où le régime Khmer Rouge a tenté d’éliminer toute trace du passé du pays et de ses pratiques traditionnelles. D’autres encore ont disparu à la suite des différentes guerres et guerres civiles qui ont secoué des régions comme l’Afrique ou le Sud-Est Asiatique pendant des dizaines d’années.

Quelquefois, en effet, le danger n’est pas seulement la perte d’une culture traditionnelle, ou d’une dilution de celle-ci dans la masse et la culture majoritaire (de la région), mais une réelle menace de disparition. C’est le cas des Hmongs, sous-groupe des Miaos originaires de Chine, pris au piège de la « Guerre Secrète » menée au Laos par les États-Unis jusqu’en 1975, et depuis menacés de génocide dans la région, et forcés de se réfugier en Thaïlande ou en Amérique. C’est également le cas des Karen du Myanmar, partagés en factions rivales engagées dans une sanglante lutte fratricide, et menacés d’extermination par la Junte militaire au pouvoir. Beaucoup de minorités ont également à lutter contre la spéculation qui vise leurs territoires, et se voient quelquefois déplacées, exilées par leur gouvernement ou par des promoteurs privés, désireux de transformer leur terre en site touristique, en zone industrielle, voire en parc naturel.

Les minorités ethniques et leur forte identité culturelle posent des problèmes insolubles aux gouvernements centralisés, peu friands de diversité. En Chine, le nombre de 400 minorités a été d’autorité réduit à 55 ethnies reconnues, en plus des Han, l’ethnie la plus répandue (95% de la population). Mais, même lorsque leur existence est reconnue et officiellement protégée, la culture des minorités ethniques n’est pas pour autant sauvée. Le boom du tourisme interne chinois - et la fierté renouvelée du pays dans son passé et sa culture - a débordé jusqu’à une reconnaissance d’un certain nombre de minorités ethniques, au moins en tant que destination touristique. Fort souvent, dans ce cas, les cultures minoritaires subissent une standardisation vers le folklore, vers le pittoresque. Il est par exemple plus facile de trouver de la documentation sur les danses et les costumes des minorités que sur leur musique et leur culture. La seule défense contre l’oubli étant le spectaculaire, le « joli », à proposer aux touristes en même temps qu’un artisanat bâtard mais coloré, les minorités se «donnent en spectacle» en échange d’une forme de reconnaissance, et de rémunération.

Bien souvent encore, la vision dévalorisante des cultures «traditionnelles» minoritaires par le reste de la population, pousse les jeunes de ces minorités à se détacher de plus en plus des coutumes de leurs parents (et de leurs ancêtres avant eux) pour adopter la culture mainstream et abandonner peu à peu les particularismes culturels, musicaux et dialectaux de leur ethnie. Dans bien des cas, le statut inférieur de leur culture les pousse à s’intégrer «de force» dans la culture de la majorité, afin de n’être plus vu comme ce qu’on appelle en Afrique des « broussards », des arriérés à peine sortis de la jungle. L’évolution, pour eux, passe par un rejet, ou en tout cas par un abandon progressif de leurs coutumes, de leurs croyances et de leur musique. Cela peut mener quelquefois à une réelle intégration dans la société, lorsque l’ethnie minoritaire parvient à se fondre sans heurts dans le creuset de la société globale. C’est plus souvent une perte dans le cas de populations isolées, déplacées ou maintenues à l’écart du corps social principal. Leur dilution vers l’acculturation n’est alors accompagnée d’aucun gain sensible de statut ou de niveau de vie.

Sans se revendiquer d’un message humanitaire ou d’une volonté de «sauvetage culturel», le travail de Laurent Jeanneau documente la musique de quelques-unes de ces minorités. Il se défend néanmoins de réaliser ces enregistrements dans un but ethnographique et maintient que son intérêt principal est musical, il enregistre ce qu’il aime entendre. Après avoir longtemps sillonné l’Afrique et l’Inde, il propose ici une série de 25 CD enregistrés en Chine et dans le Sud-Est Asiatique (Vietnam, Laos, Cambodge…), auprès de différentes ethnies. Les enregistrements varient selon le temps passé dans la région, selon le type de séjour au sein de la population, selon le degré d’intimité qu’il a réussi à obtenir auprès d’elle, selon la facilité ou non de trouver des musiciens traditionnels… Chaque disque représente une région et la ou les ethnies qui l’habite(nt). Jeanneau y enregistre des styles vocaux uniques comme le boazoo des Daos du Nord-Viêt-Nam, le hunga des Hmongs noirs ou les polyphonies vocales des Dongs de Chine. Il y découvre des instruments comme le pien zat ou le gupiaoqin des Miaos. Il y parcourt un Sud Laos trop peu enregistré malgré une remarquable diversité ethnique, s’attardant dans les provinces de Champasak et d’Attapeu, passant de la musique de cour Lao d’inspiration khmère de la première aux gongs des cérémonies animistes de la seconde. Ces cérémonies sont un fil conducteur particulièrement intéressant pour explorer la musique des minorités ethniques. Dans bien des cas en effet, ces cérémonies sont la raison principale de la survivance de ces musiques, jouées exclusivement pour des occasions religieuses.

S’il s’intéresse aux particularismes locaux, Jeanneau n’en trace pas moins des similitudes, retrouvant des lignées stylistiques, des filiations, des transmissions. Qu’il l’ait fait par goût, cherchant, comme il le dit, à trouver la musique qu’il aime entendre, ou que ce soit par un choix plus scientifique de retracer le chemin qu’a pu faire une tradition musicale à travers une région comme le Sud-Est de l’Asie, il n’en montre pas moins les correspondances qu’on peut établir d’une région à l’autre, entre des styles vocaux, ou des familles d’instruments. On suit ainsi le trajet du Khène, orgue à bouche appelé khaen au Laos, kheng au Vietnam, mais aussi mbuat ou ploy au Viêt-Nam et au Cambodge. C’est ce même instrument de bois et de bambou qui passera en chine sous le nom de sheng, dans sa version métallique, puis sera à la base des harmoniums et orgues d’Europe. On constate aussi l’usage répandu et diversifié des gongs, leur utilisation comme instrument soliste ou sous la forme d’ensembles, similaires au gamelan. Une grande partie de la musique de la région tourne ainsi autour d’une trilogie bambou/gongs/voix dans une multitude de versions et de permutations. Il est ainsi possible de retracer les migrations et les contacts entre ethnies à travers la pénétration de certains instruments, comme le khène qui s’est répandu du Laos vers le sud, ou les ensembles de gongs qui sont, eux, remontés du Vietnam vers le Nord. Les styles vocaux, eux, s’ils ont quelquefois des bases communes, sont liés aux dialectes de populations et influencés par leur prononciation. Les langues à tons, par exemple, produisent des formes vocales plus complexes que les autres.

Comme ce fut le cas en Europe, lorsqu’il s’est agi de redécouvrir les formes traditionnelles de culture et de musique, il a souvent fallu enregistrer les plus vieux, qui seuls maintiennent en vie les traditions, pour un temps encore. Dans certains cas, ces enregistrements seront les dernières traces audibles de ces minorités. Dans d’autres, hélas plus rares, l’espoir est permis d’une renaissance, lorsque les jeunes générations acceptent de poursuivre les traditions et de les préserver en vie. La reconnaissance, ou simplement l’intérêt accordé à ces cultures peut leur rendre une certaine dignité et encourager cette régénération.

Parallèlement à cette série, Laurent Jeanneau a également réalisé un CD intitulé « Soundscape China », création expérimentale basée sur ses prises de son en Chine.

Benoit Deuxant

 

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