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Pointculture_cms | critique

PERSONNE NE LE FERA POUR NOUS

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Pourtant bien avancés dans le vingt et unième siècle, il reste encore aujourd'hui des gens pour qui le documentaire et la fiction sont deux points distants, deux entités antagonistes… Le vrai versus le faux, la réalité versus l'imagination, les frères […]


NM2924Pourtant bien avancés dans le vingt et unième siècle, il reste encore aujourd'hui des gens pour qui le documentaire et la fiction sont deux points distants, deux entités antagonistes… Le vrai versus le faux, la réalité versus l'imagination, les frères Lumière versus Georges Méliès… Pour d'autres personnes, «documentaire pur» et «pure fiction» sont les deux terminus d'une ligne graduée le long de laquelle on devrait pouvoir ranger toutes les expressions sociales et artistiques: «Matrix», 80% fiction / 20% réel, «Nanouk l'esquimau», 15% fiction / 85% réel, etc. Depuis une bonne dizaine d'années Pascal Bouaziz, tête de proue du navire Mendelson, a mis en place une structure moins naïve et plus complexe d'auscultation du monde et d'écriture de chansons, une structure multidimensionnelle où chaque «je», les moindres «tu», «elle» ou «ils», sont - au minimum - des triangles aux angles et aux côtés sans cesse changeants entre 1°/ l'autobiographie, 2°/ l'observation du réel d'autrui, 3°/ la mise en scène, l'imagination et la fiction. Cinéphile et scrutateur attentif du monde, Bouaziz a compris qu'il n'y avait pas de documentaire sans choix de mise en scène, pas de fiction sans racines même profondes ou longues vers un terreau concret et, enfin, que le «soi» ne pouvait prendre de l'épaisseur qu'en confrontation à l'autre - à sa présence ou son absence. Depuis son premier album «L'Avenir est devant» (sur Lithium en 1997), le chanteur a ainsi diffusé depuis une tour anonyme de la région parisienne - pas nécessairement tour HLM mais, au sens figuré: mirador d'observation, pylône d'émission; et pas à Combs-la-Ville comme un morceau de ce premier album a pu le faire croire - les diagnostics les plus touchants, les plus bouleversants - parce qu'à la fois les plus habités et les plus mats et détachés - de la banlieue parisienne depuis le court-métrage «L'Amour existe» (le plus beau film du monde?) de Maurice Pialat en 1961 («Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart»). Si les signes d'admiration de Bouaziz pour Pialat abondent (en interviews ou dans les paroles de J'aime pas les gens où, aux cinq sixièmes du morceau, juste avant «la Belgique», le regretté cinéaste franc-tireur est le premier à s'en tirer et à faire basculer l'interminable liste du côté des «j'aime pas» au côté des «j'aime bien»), ce n'est pas tant au Pialat impliqué, mais un peu détaché (voix off), voire ponctuellement sociologisant et statisticien («Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins: 4millions / Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo: 15millions / Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport: 75% / Déficit en jardin d’enfant: 99% / Nombre de lycées dans les communes de la Seine: 9. Dans Paris: 29 / Fils d’ouvriers à l’Université: 3%. À l’Université de Paris: 1,5% / Fils d’ouvriers à l’école de médecine: 0,9%. À la Faculté de lettres: 0,2% / Théâtre en dehors de Paris: 0. Salle de concert: 0»), de «L'Amour existe», mais au Pialat plus charnel des fictions des années septante et quatre-vingts que font penser les textes de Mendelson. Et, par ronds concentriques, les quatre cailloux jetés dans l'eau par Mendelson - en 1997, 2000, 2003, et 2007 - n'ont pas juste mis les mots justes sur la vie dans sa et dans la banlieue parisienne, mais aussi, partant de là, sur celle d'autres banlieues et petites villes de l'Hexagone - sur l'existence de cette France cataloguée «d'en bas» par un premier ministre pataud et hautain, ces vies oubliées dont les médias ne rendent généralement compte que parachutés de leur «France d'en haut», le temps d'un fait divers ou d'un recensement statistique -, puis, bien sûr, quelques centaines de kilomètres plus loin, du malaise et du mal vivre de toute la société de consommation occidentale…

On l'aura compris, les textes de Pascal Bouaziz ne sont pas particulièrement youpla-boum-tsoin-tsoin et on les sent plus proches de la période autrichienne de Michael Hanneke (Le Sens commun où «à force de vivre trop longtemps dans sa tête», un homme «finit par perdre le sens commun», battre une femme et sa fille avant de «[brûler sa maison, sa voiture et partir sans rien]», pour «six mois de vie, six mois de quelque chose de moins que le malheur» fait immanquablement penser à «Der Siebente Kontinent» du Viennois) que de Claude Zidi ou d'Éric Rohmer. Mais il n'y a chez Bouaziz jamais de complaisance ou de surenchère et, contrairement à d'autres grandes plumes sociologiquement visionnaires de la chanson française dont Mendelson a pu être proche, telles que Michel Cloup (Diabologum, Experience) ou Arnaud Michniak (Diabologum, Programme), il ne donne pas l'impression de juger, de se croire plus intelligent que la masse. Même s'il en reste au stade - limpide - du diagnostic et n'enchaîne jamais avec la moindre prescription de remèdes ou le moindre conseil de solutions, il y a chez lui, très présente, une dimension curative et thérapeutique. Par moments, on a envie de fuir la dureté du monde qui nous entoure [cf. ci-contre dans cette sélection saisonnière de médias: Vampire Weekend, Julie Delpy, Calvin Harris, Judd Apatow…]; certains préfèrent d'ailleurs nier la réalité en permanence… Mais d'autres, comme Pascal Bouaziz savent que «on peut fermer les yeux, mais le monde est toujours là» (Personne ne le fera pour nous #2). Et regarder la noirceur du monde, droit dans les yeux, en découvrant qu'on n'est pas si seul qu'on le croyait à le toiser ainsi, aide à (sur)vivre: à soit le supporter, soit le combattre. La lucidité et la clairvoyance de Mendelson nous renforcent. En 2000 déjà, au moment de son second album «Quelque part», il déclarait à L'Humanité: «Je ne fais pas des disques pour divertir, pour faire de la gaudriole. J'essaye de soulager, c'est autre chose. Pourquoi la chanson serait le seul mode de création à s'obliger au festif, à la chansonnette…?».

Mais Pascal Bouaziz n'est pas journaliste ni sociologue, pas juste écrivain, non plus… Il est chanteur et c'est donc dans ce lien entre l'écrit, la vocalisation et la musique que le miracle de «Personne ne le fera pour nous» s'accomplit pleinement. Immédiatement après la teneur et le tranchant de ses textes (le point de vue, le choix des mots), c'est sa manière totalement personnelle de les vocaliser, souvent entre parlé et chanté, qui bouleverse. Il y a régulièrement dans sa diction comme des micro-hésitations qui donnent aux textes une apparence sinon d'improvisation (ce qu'ils ne sont clairement pas) au moins de redécouverte, de fausse première fois. Ces fractions de secondes de blanc, où le chanteur semble (je souligne: semble) chercher ses mots nous suspendent à ses lèvres, maintiennent autrement mieux notre attention que ne le ferait le déroulé mécanique et linéaire d'un ruban textuel bien lubrifié et dépourvu de la moindre aspérité. Ces très courtes suspensions du temps où Bouaziz paraît plus respirant que chantant, nous rappellent qu'en français c'est le même mot qui désigne la composante inhalante de la respiration et l'inventivité de l'artiste à trouver des formes en adéquation avec le contenu qu'il entend porter: inspiration.

Et Pascal Bouaziz n'est pas seul, non plus. Mendelson, c'est aussi un groupe. Et c'est dans le rapport à la musique de ce groupe - correspondance, soutien ou dissonance, mise à distance, effets de surprises - que les personnages écrits et dits par Bouaziz prennent vraiment vie, se mettent à respirer et à vibrer. Sur ce double album sorti à l'automne 2007 mais enregistré en deux sessions à l'été 2004 (l'intervalle ayant essentiellement servi à «épurer, couper, trier» pour passer d'un possible triple à un commercialisable double CD), on ne s'étonnera pas de retrouver le groupe des concerts de l'automne 2004 avec Charlie O. aux claviers et, principale singularité structurelle du quintet, deux batteurs: Sylvain Joasson et Jean-Michel Pirès. Leur manière relativement sèche de faire claquer les coups, la manière très contrôlée de maîtriser la dynamique entre de longs moments retenus et de courtes déflagrations lâchées, fait plus penser à des groupes (post-)rock américains qu'à la majorité des groupes rock français. Mais, contrairement à 95% des groupes post-rock américains dont la «musique» m'ennuie profondément par excès de démonstrations techniques et de formalisme postmoderne («le son pour le son pour le son» ou «la structure pour la structure pour mon ego»), il y a ici une complémentarité entre un savoir-faire sonique et un contenu pas banal à mettre en relief. À ce titre, le quatrième morceau du second CD, La Honte, est exemplaire: au début de la chanson, chanteur et groupe n'ont pas l'air sur le même plan; le chant mixé très à l'avant, les musiciens discrets - presque camouflés - dans le lointain, le téléguidant comme en pointillés, comme en crayonné, jusqu'à ce qu'ils ne se mettent à progressivement combler ce vide pour se retrouver à ses côtés à la moitié du morceau, avant de reculer à nouveau. Et ce mouvement sonique n'est pas une chorégraphie gratuite, pour faire joli ou amuser l'auditeur. Le climax bruitiste du morceau correspond à un des énoncés les plus durs du disque - peut-être à écrire et à dire, en tout cas pour moi, à entendre - parce qu'il touche au mal-être d'un enfant: un fils qui reproduit la honte de son père (cet homme étant le «je» de la chanson), un gamin à table dont les yeux disent qu'il se sent responsable de la séparation de ses parents… Pendant quelques dizaines de secondes, les guitares sauvages et sales couvrent en partie ces mots crus et pénibles, tout en traduisant en stridences électriques ce que les mots qui nous échappent en partie sont en train de nous dire.

Tout du long de ses deux heures et seize chansons, le double album «Personne ne le fera pour nous» impressionne; c'est un disque plein, chargé, honnête, subtil et varié (les constats mats et sans appel évoqués plus haut, mais aussi la miniature instrumentale Micro-Coupures, les plus pop Personne ne le fera pour nous #2 ou Hop ou la parfois «Katerinesque» litanie misanthrope J'aime pas les gens – «(…) J'aime pas les gens qui parlent - J'aime pas les gens qui ont pas de cerveau – J'aime pas les journalistes – J'aime pas ceux qui lisent – J'aime pas l'actualité – J'aime pas les infos – (…) J'aime pas qu'on me dise «on» – J'aime pas la parité – J'aime pas les petites commissaires du peuple… de la pensée – J'aime pas l'innocence – J'aime pas le bon sens – J'aime pas qu'on me donne des leçons – J'aime pas les gens – Les gens, c'est les pires – J'aime pas ce qui me passe par la tête – J'aime pas être comme ça – Je n'aime pas ce que ça reflète – Je ne m'aime pas moi – Je crois pas en l'Europe – Je crois pas au progrès – Je crois pas au lien social – J'aime pas les gens – Les gens c'est les pires – J'aime pas les chanteurs – Les chanteurs, c'est les pires (…)». Morceaux d'une minute trente ou une minute cinquante versus chansons fleuves de huit, neuf ou onze minutes: Mendelson poursuit ici sa libération du carcan de la chanson couplets/refrain de trois minutes entamée dès son second album «Quelque part», enregistré en 2000 avec quelques fortes têtes des musiques improvisées françaises (Joëlle Léandre, Noël Akchoté, Daunik Lazro, Quentin Rollet… ). Le meilleur exemple en est 1983 (Barbara), bouleversante chanson-miracle de cet album-miracle, lovée en fin de premier disque à la charnière entre les deux panneaux du diptyque. Onze minutes trente de film sans images qui, partant d'un souvenir d'histoire d'amour - «(…) 1982 - J'étais si amoureux - J'étais si content d'être malheureux - Je croyais que ça finirait pas – Ça s'est fini tout seul, bien sûr – 1983, moi et elle - Moi et Barbara… - «panote» sur la plus touchante galerie de personnages secondaires, beaux et vrais, que la chanson et le cinéma français nous ont donnés depuis… presque trente ans (peut-être, dans une version plus rurale, depuis «Passe-Montagne» de Jean-François Stévenin en 1978): deux mères, un concierge, d'autres filles, une famille de «plus pauvres que soi», un chien, une fille «bizarre dont on disait qu'elle était en retard», des hippies - jeunes, beaux et sympas - «qui écoutaient de la musique bizarre», les «voisins plus riches des collègues à maman qui vivaient dans les petits pavillons»… «La lutte des classes est un jardin, une table de ping-pong, une chambre pour chacun, une cheminée dans le grand salon, une voiture neuve, un frigo plein, des vacances été-hiver, des chouettes habits…». Un jour, dans vingt ou trente ans, on consacrera des thèses de doctorat - en littérature et/ou en sociologie - à cette chanson-monde qui entre-temps nous donne la chair de poule et nous fait monter les larmes aux yeux à chaque écoute.

Philippe Delvosalle

Le site de Mendelson est à l'image du groupe: riche, personnel, passionné et foisonnant
> http://mendelson.free.fr

 

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