Les mères adolescentes au cinéma : filles-mères au combat
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La grossesse et la maternité chez les adolescentes ont été beaucoup investies au cinéma, avec plus ou moins de bonheur, par des cinéastes qui trouvent là un ressort narratif particulièrement puissant. L’un des plus emblématiques, Juno de Jason Reitman (2007), a le premier lancé la mode des adolescentes enceintes dans des films souvent destinés à un public jeune. Ces dernières années ont aussi été prolifiques de ce côté avec des longs-métrages très qualitatifs : citons l’excellent Keeper, film belge de Guillaume Senez (2016), qui voit un couple de jeunes ados devenir parents. Un autre pan de la thématique, celle des foyers pour (futures) filles-mères, est très présent au cinéma : par exemple, le très beau Maternal, premier film de l’Italienne Maura Delpero (2020), raconte la rencontre d’une mère adolescente et d’une religieuse dans un foyer de Buenos Aires. Enfin, lorsque l’on aborde la grossesse chez les ados, la question de l’avortement se pose bien sûr souvent, voire toujours, notamment dans le récent et magnifique Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman (2020). Revenons plutôt un peu en arrière avec un premier film très remarqué à sa sortie et qui a concouru pour la Caméra d’Or à Cannes en 2011.
17 filles : maternités en série
Une visite médicale dans un lycée. Des adolescentes attendent dans un couloir. La caméra s’attarde sur leur peau, leur ventre plat, un coude, un dos. Un doux brouhaha, une inquiétude aussi, qui perce dans les yeux de Camille (Louise Grinberg), la jeune héroïne qui va annoncer à l’infirmière scolaire (Noémie Lvovsky) qu’elle pense être enceinte. A sa suite, seize autres filles déclareront leur grossesse dans ce même lycée, résultat d’un pacte qu’elles tisseront ensemble pour “faire quelque chose de leur vie”. Flavie, Julia, Clémentine, Florence sont les autres héroïnes d’un film taillé à hauteur d’adolescentes, déjà presque adultes mais encore terriblement enfants.
Après cette première scène frappante, on voit Camille marcher vers un port, jeter son test de grossesse à la mer et se glisser du néo-punk féminin dans les oreilles. Le décor est planté, c’est Lorient, ville bretonne d’où sont originaires Delphine et Muriel Coulin, les sœurs réalisatrices. Une toile de fond en dégradés de gris qui jouera un rôle déclencheur dans l’action. Comme Gloucester, cette ville du Massachussetts connue pour un fait divers sidérant qui a inspiré le film : à l’été 2008, dix-sept adolescentes de la même école auraient décidé de tomber enceintes en même temps. Des films comme Juno, justement, ou En cloque, mode d’emploi sortis l’année précédente avaient alors été incriminés pour avoir glamourisé la grossesse auprès des adolescentes.
Lorient, donc, comme Gloucester, ville sinistrée au riche passé portuaire, n’offre plus d’horizon à sa jeunesse, qui s’y ennuie cruellement. La crise de la pêche et des industries a précipité la ville dans un marasme économique autant que social. Les destins y semblent figés pour l’éternité. La seule échappatoire semble venir de la mer et du vent d’aventure qu’elle souffle aux jeunes âmes qui ont décidé de s’inventer un avenir différent.
« On ne peut rien contre une fille qui rêve »
Dans ce contexte, les jeunes filles, en choisissant leur grossesse, choisissent aussi de s’affranchir du modèle déprimant qui leur est imposé. Au contraire, elles nourrissent le rêve d’une vie commune, de partage, où les bébés seraient élevés ensemble comme des frères et sœurs, où elles seraient libérées des obligations familiales et inventeraient un nouveau modèle de société. Un rêve adolescent et une utopie dans un monde qui ne leur offre aucune perspective. Les pères, comme les adultes qui gravitent autour d’elles, sont exclus de leurs rêves : seule l’amitié fusionnelle à la vie à la mort, seul l’entrelacs organique de leurs corps enceints, et ce geste fou qui leur semble si juste. Mais suscite pourtant incompréhensions et indignations chez leurs parents et le corps enseignant.
Bien sûr, leurs motivations sont plurielles et les cinéastes ont justement préféré le flou à une explication clé-sur-porte qui aurait cadenassé le récit. Parmi les raisons, celle des comptes à régler avec leurs parents. Camille surtout reproche à sa mère les défaillances de son rôle maternel. A cette dernière qui lui demande ironiquement si elle se sent capable d’élever un enfant, elle répond : “Toujours plus que toi !”. Et puis, collectivement, les ados se réjouissent de manière presque enfantine : “On n’entendra plus “Range ta chambre””. Surtout, elles ne veulent pas reproduire les carences familiales et démissions parentales auxquelles elles ont elles-mêmes été confrontées : “On va pas vieillir comme nos parents, on comprendra nos enfants, on sera proches d’eux, comme une grande famille”. Par la force du collectif, elles entendent transgresser ensemble une chose supposément immuable, la sacro-sainte famille liée par l’habitude.
La grossesse, un objet de pouvoir collectif
Un discours presque politique qui ouvre aussi à d’autres interprétations. Désir de maternité rétrograde ou liberté de disposer de son corps ? Comment des adolescentes peuvent-elles choisir de se réaliser dans la maternité, symbole d’aliénation pour tant de femmes ? Comment en arrivent-elles à renverser le slogan féministe ‘Notre corps nous appartient’ en prônant la liberté d’enfanter plutôt que d’avorter ? Comme leurs profs qui s’interrogent, on est tenté d’y voir une recherche d’émancipation typiquement adolescente à travers le contrôle de leur propre corps. La maternité serait donc ici moins en jeu que la grossesse. En une forme de geste féministe, elles s’approprient leur grossesse et en font un objet de pouvoir collectif. Indépendantes, les jeunes filles n’ont besoin de personne : même les garçons géniteurs sont soumis à leur bon vouloir. En somme, la question du corps féminin comme objet empouvoirant traverse le récit. L’anthropologue féministe Françoise Héritier a d’ailleurs théorisé le pouvoir d’enfanter comme étant à l’origine de la domination masculine, les hommes cherchant à s’accaparer ce pouvoir. L’adolescence, période propice aux renversements, permet cette prise de conscience ; elles comprennent que leur corps devient une arme et décident de s’en servir.
Pourtant les choses ne se passeront pas comme prévu. Peut-être parce qu’elles jouent aux grandes mais sont encore des enfants elles-mêmes, trope typique des maternités adolescentes. Elles fument des clopes et mangent des BN. Elles ont peur lorsqu’elles se retrouvent seules la nuit dans une caravane, et appellent leur maman. Les très beaux plans de ces ados désœuvrées, pensives, chacune dans sa chambre colorée, parée de posters, parfois de peluches, en disent long sur leurs désirs contradictoires. Les cinéastes saisissent ainsi au plus près l’expérience organique que font ces ados, sans caricature ni manichéisme.
Les filles d’Avril : la mère-enfant n’est pas celle que l’on croit
Changement de registre à 180° avec ce film de Michel Franco, connu pour ses fictions troublantes, voire malaisantes. Le réalisateur, qui s’est vu attribuer la réputation de double mexicain de Michael Haneke, avait bousculé le monde du cinéma en 2012 avec son Después de Lucia et son héroïne victime de harcèlement scolaire. Bien que toujours ambivalent, Les filles d’Avril, récompensé par le prix du jury à Cannes dans la sélection Un Certain Regard, ne déroge pas à la patte du cinéaste.
Il s’attarde d’abord sur Valeria, une ado de 17 ans que l’on découvre enceinte de son petit ami Mateo. Elle vit dans une maison au bord de la mer au Mexique avec sa demi-sœur Clara qui gère le quotidien avec mollesse. Le jeune couple a décidé de garder l’enfant : la décision n’est pas questionnée, si ce n’est par la mère de Valeria qui, appelée à la rescousse par Clara, débarque telle une tornade dans la vie de ses filles. Elle s’appelle Avril, a été elle-même mère à 17 ans, et prend les choses en main pour aider le jeune couple vite dépassé par ses nouvelles responsabilités. La dynamique familiale jusque-là assez stable va peu à peu se brouiller en même temps que le film se mue en un thriller glaçant.
Ce qui se joue ici, c’est l’immaturité de la mère. Mais pas celle que l’on croit. L’immaturité d’Avril, qui ne supporte pas que sa fille soit mère à son tour, et va peu à peu la séparer de son bébé et de son amoureux. Une femme elle-même privée de sa jeunesse qui mettra en branle une machination machiavélique pour prendre progressivement la place de sa propre fille. Valeria, elle, passe du statut de victime à celui de moteur de l’action, enrôlée dans une course folle pour récupérer son bébé. Elle est finalement le personnage le plus sain du trio qu’elle forme avec sa mère et son petit copain. La mère-enfant n’est pas celle que l’on croit. Pourtant, nul regard psychanalytique ne vient englober le récit : le réalisateur ne juge pas. La mise en scène le confirme par cette austérité et cette distance quasi-clinique qu’elle impose au spectateur et à la spectatrice par ses longs plans fixes.
Les filles d’Avril, c’est avant tout l’histoire d’un piège qui se referme lentement sur ses personnages, comme une plante carnivore sur sa proie, une histoire de manipulation qui échappe à la compréhension la plus rationnelle. Dans ce cadre, la maternité adolescente est ici le point de bascule qui permet au cinéaste d’explorer un ultime tabou, celui de la mère perverse. Valeria devient ici, à cause de sa jeunesse et de sa candeur, fragilisée par la naissance de son enfant, le jouet de sa propre mère. Une histoire dont il n’y a aucune leçon à tirer, juste un objet de cinéma saisissant qui fascine autant qu’il dérange.
Sandrine Guilleaume