MEZZANINE
« Comme nous ne sommes pas musiciens, seule l’imagination peut nous aider à construire des chansons : il faut toujours innover, toujours tenter des expériences. Cela nous interdit tout repos. Souvent j’ai l’impression d'être tout seul, totalement perdu. Mais malgré la peur, je continue d’avancer, de fouiller. Et parfois, l’un de nous va trop loin, il ne comprend pas que les autres ne veuillent pas le suivre, ça le rend dingue. C’est pour ça que nous nous engueulons autant. » (3D)
Si Mezzanine marquera autant son époque c’est aussi parce qu’il est le témoin de ces désaccords, un disque en forme de point de non-retour juste avant la scission. Tout d’abord il y a ce morceau épique en ouverture, « Angel », qui débute par quelques effets rythmiques à peine perceptibles et puis la voix de Horace Andy qui s'élève et emmène l’auditeur vers ce flot de guitares incandescentes surgissant de nulle part. À nouveau Horace Andy reprend ici une de ses propres chansons (« You Are My Angel ») en la chantant d’une tout autre manière en étant accompagné par un décorum musical qui est à des années-lumière de la tonalité initiale de ce titre enregistré en 1973 au King Tubby’s Studio par Bunny Lee. Le reggae est encore à l’honneur via l’incroyable « Man Next Door » qui résume à lui seul tout ce que Massive Attack est devenu au fil des ans. Ce titre est aussi une reprise mais cette fois c’est au mythique chanteur jamaïcain John Holt, via son premier groupe, The Paragons, qu’on la doit. Comme à chaque fois le groupe brouille les pistes en changeant le tempo et en incluant des emprunts qu’il faut cette fois aller chercher du côté de la new wave et non des moindres puisque c’est le « 10.15 on a Saturday Night » de The Cure qui fait ici office de victime consentante. Ligne de basse, batterie, synthé, guitare, tout ici est pillé pour la bonne cause. Rien à dire, cela semble peut-être trop évident et pourtant c’est fait avec tellement de justesse que ça passe. « Man Next Door » est un des sommets du disque, celui où la vérité éclate aux yeux de tous : les membres de Massive Attack veulent renouer avec leur héritage plus rock tout en gardant leur ossature soul et reggae. Mais, comme souvent lors d’une cohabitation il y a un jeu de dupes qui la rend assez vite invivable, le morceau « Risingson » en est la parfaite illustration. 3D et Daddy G n’en font qu'à leur tête et rendent ce morceau insaisissable et suffocant. Les rares moments d’accalmie sont ceux où la chanteuse Liz Fraser débarrassée des effets et de l'écho superflu, prend possession des lieux sur « Black Milk » et surtout sur les troublants « Teardrop » et « Group Four ». Alors qu’on croyait tout savoir de ce timbre si souvent rencontré au sein des Cocteau Twins, l’entendre sur ces compositions ici est une vraie révélation, un peu comme si c'était la première fois. Il y a bien aussi « Exchange », un trompe-l’œil instrumental à la John Barry qui fait comme s’il ne s'était rien passé
avant, alors que l’on vient pratiquement de se faire abuser par la torpeur de l’hypnotique « Inertia Creeps ».
Mezzanine est un disque à la croisée des chemins qui n’épargne personne, pas même Mushroom qui semble perdre pied. On le sent résigné, fantomatique, il n’est déjà presque plus là, comme sur le départ, scratchant mécaniquement sur des chansons qui ne lui appartiennent plus vraiment. Il voit bien de quoi il s’agit, de toutes ces références appuyées à Basement 5, Joy Division, Gang Of Four, Wire, Siouxsie et une fois de plus Public Image Ltd. Seulement voilà il imaginait sans doute qu’il était encore possible que les musiques d’Isaac Hayes et Lloyd Robinson aient aussi leur mot à dire. Au lieu de ça elles sont devenues des faire-valoir, utilisées uniquement pour se donner bonne conscience. Le rêve s’est évanoui, l’utopie a vécu. Le disque a choisi son camp alors qu’il aurait pu ne pas choisir.
Le public et les critiques de tous bords chantent les louanges de ce disque d’un autre temps, parmi eux on retrouve même ceux qui ne voyaient en Massive Attack qu’un groupe en toc à peine capable de produire une musique digne d’intérêt. Après Mezzanine, le trio est devenu un duo qui continue d’explorer, d’innover pour perdurer et ne pas disparaître corps et biens. À quoi bon renouer avec l’innocence des débuts ? 3D et Daddy G ont préféré grandir et accepter de rejoindre les stades et la musique de masse mais toujours avec une certaine dignité que les albums suivants, 100th Window et surtout Heligoland, ont quand même su garder.
Au final Massive Attack aura par une certaine conscience politique sous-jacente repris le flambeau de deux disques manifestes des Clash, le gargantuesque et éclectique triple album Sandinista et le très mal aimé Combat Rock (paradoxalement leur plus gros succès commercial à l’époque). Le groupe de Joe Strummer et Mick Jones y passait en revue plusieurs genres de la new wave synthétique au hip-hop et ce presque au même moment où le Wild Bunch allait prendre ses quartiers au Dug Out. La suite est intimement liée à une forme de réinvention des musiques actuelles et de leurs histoires dans un souci d’incarner une vision du monde désabusée mais combative.
David Mennessier