ROUTE 181, NORD
Eyal Sivan (Palestinien) et Michel Khleifi (Israélien) ont déjà
à leur effectif pas mal de documentaires et de fictions de qualité
sur les problèmes israélo-palestiniens, qu'il s'agisse de cohabitation
entre Juifs et Arabes ou du procès d'Adolf Eichmann (l'ancien chef de
la sécurité intérieure du Troisième Reich qui était
chargé de la déportation des Juifs).
É té 2002, ils décident de s'associer, de mettre leur regard
documentaire en commun et de parcourir une route qui sépare leur pays
en deux états ennemis. La route n'est pas choisie au hasard : ils
vont arpenter la route 181. Ce chiffre est le matricule de la résolution
de l'ONU de 1948 qui partageait la Palestine en un état juif, un état
arabe et une zone internationale pour Jérusalem et les lieux saints.
Une frontière virtuelle, un fil ténu qui part de l'extrême
sud pour aboutir à la frontière libanaise au nord du pays. Une
marque rouge sang sur une carte. Un partage qui ne mettra (jamais) personne
d'accord.
Munis d'une carte d'époque, ils vont partir à la recherche d'anciens
villages. En lieu et place, ils tombent la plupart du temps sur des lieux vides,
dépossédés de leur nom. Parfois il reste juste un amas
de pierres, seul souvenir du passé, une trace qui rappelle que le temps
et l'expropriation ont fait leur œuvre insidieusement. Parfois, ils doivent
faire face à une véritable ignorance de l'existence d'avant, ignorance
qui tourne même parfois au déni.
Cette traversée sera bien sûr aussi faite de rencontres, qui donneront
lieu a des moments de vie à peu près normaux pour les habitants,
mais ubuesques pour nous. La normalité n'a pas sa place dans un pays
en guerre.
Chaque instant de la vie est une épreuve, une confrontation. Que ce soit
lors d'une manifestation pacifique qui réunit les deux peuples, où
dans le simple fait de devoir passer par un check-point pour une raison ou l'autre
(pour se rendre à un mariage, pour son travail…). Ces postes-frontières
sont le théâtre d'un jeu du pouvoir que certains soldats prennent
un malin plaisir à exercer, un jeu de forces dont personne n'est dupe.
Certaines personnes font même des détours de plusieurs dizaines
de kilomètres pour éviter de se faire recaler au barrage.
Dans ce petit manège, une caméra n'est pas bienvenue. Un ordre
sempiternel est prononcé à chaque check-point par les gardes :
« ne filmez pas ». Cela devient une ritournelle, un leitmotiv.
Bravant l'interdit, les deux comparses continuent à filmer en cachette.
Alors on comprend le sens de cette interdiction : c'est l'absence de justificatif
valable pour refuser le droit de passage; il ne faut pas qu'il y ait de témoins
visuels de ces brimades aléatoires.
Tout au long du film, les deux réalisateurs gardent leurs réserves
et leur sang-froid, excepté à un moment où, devant l'insolence
d'un garde qui les appelle comme des chiens, un des deux craque et élève
la voix. S'ensuit un dialogue musclé avec le garde sur les raisons de
ses agissements. Cet incident nous permet de comprendre et d'imaginer le sort
quotidien des Palestiniens, ce qu'ils endurent à chaque passage journalier.
Et tout cela avec comme fond sonore le ballet incessant des avions de chasse.
On tombe dans ce que la philosophe Hannah Arendt appelle « la banalité
du mal », quand des gens « normaux » commettent
des actes minimes qui, au final, font grand mal. Beau cas d'école.
Le paysage porte lui aussi les stigmates du conflit, une maison détruite
à coups de canon ou de bulldozer, un mur interminable en construction,
véritable balafre qui coupe tout l'horizon.
Ce mur nous rappelle tristement et froidement l'existence d'un ancien mur qui
fut, lui aussi, érigé pour mieux séparer.
Cette route de la discorde se termine par une barrière, une de plus,
celle de la frontière avec le Liban. C'est la fin de ce fragment de voyage
qui est pour les auteurs, un véritable acte de foi cinématographique,
une aventure humaine, une écoute attentive de l'autre, de ceux à
qui on ne donne jamais la parole.
On en sort bouleversé, mais avec une vision plus claire du quotidien
de ce pays divisé, où les frontières ne sont pas seulement
sur terre, faites de barrages et de barbelés, mais aussi dans chacun
de nous, dans l'inconscient, faites de cynisme et de préjugés.
Ce film est la preuve que la collaboration entre un Israélien et un Palestinien
peut aboutir à autre chose qu'à une guerre inutile, qu'un dialogue
et une vision commune sont possibles. Voilà déjà une bonne
raison de visionner ce documentaire.
Filmographie :