MIDTOWN 120 BLUES
Souvenirs amers de l’histoire de la deep house de New York, Midtown 120 Blues est raconté à la première personne du singulier par Terre Thaemlitz, reprenant pour l’occasion son pseudonyme de DJ, DJ Sprinkles. Par-delà la légende et l’imagerie hédonistes, il aborde l’envers du décor, le commerce, la ségrégation, l’exploitation, les trahisons, le racisme, le sida. Contre l’édulcoration, la neutralisation, la réécriture de l’histoire, il remémore un contexte qu’une caricature mercantile du genre voudrait oblitérer.
Thaemlitz est à la fois un musicien et un commentateur extrêmement critique du monde qui l’entoure. Ses disques précédents, s’ils se situaient musicalement dans un registre ambient expérimental, poussant la technologie numérique dans ses derniers retranchements, provoquant distorsion, étincelles et finalement dérèglement des machines, importaient également pour leur accompagnement théorique, leur contenu analytique. Il y abordait une vaste série de sujets de préoccupation : l’exploitation économique de la culture et de la musique, la politique discriminatoire des ethnies et des classes, la politique sexuelle. Une grande partie de ses disques se concentre sur la question du genre (ou des genres), sur l’identité sexuelle, le transgendérisme, le travestisme. Midtown 120 Blues rappelle la naissance de la deep house dans les clubs gay et drag de New York, et rejette l’idée qu’on puisse extraire sans douleur la musique de son contexte. Pour lui la house n’est pas une musique universelle, mais est au contraire déterminée par ses origines. (« House is not universal, house is hyper specific », déclare-t-il en intro.) Il dénonce la réécriture de l’histoire, qui consiste à construire un mythe de la house détaché de ses préoccupations sexuelles, ethniques, économiques. Il refuse le rouleau compresseur de l’uniformisation qui parle aujourd’hui de cette période comme celle de la « classic house » alors que chaque club avait sa musique propre, et que la plupart diffusaient ce que leur dictaient les maisons de disques plutôt que les rares productions house de l’époque. Il explique aussi l’image faussée qui a été par la suite diffusée dans le monde par ces maisons de disques, publiant sous l’appellation New York House leurs productions Hi-Nrg, mélange de disco et de vocaux féminins effrénés (les mythiques « divas » de la house), plutôt que les instrumentaux minimalistes qui étaient la vraie bande-son de l’époque. Mais la trahison que constituent pour lui la « vocal house » et la commercialisation outrancière de la musique n’est pas aussi important à ses yeux que l’aspect humain de la question. Il rappelle alors les vexations et les injustices ; pour une Madonna, hétéro blanche, qui connaissait le succès, restaient sur le carreau des dizaines de drag-queens noires, victimes de la faim, du sida, de la drogue, de l’alcool ou de la violence homophobe. Le tour de force de Terre Thaemlitz/DJ Sprinkles est d’avoir fait de ce disque au message si lourd, si grinçant, un vrai disque de house. Sans pour autant en faire une reconstitution historique, un disque en costume, il a cherché à recréer une atmosphère, une attitude, un contexte à mille lieues des cartes postales allègres et nostalgiques véhiculées aujourd’hui par les médias. Dans la lignée de son double album Fagjazz, il développe une vision toute personnelle de la house, une musique minimaliste conservant la rigueur et le tempo rectiligne des 120 bpm du titre, mais en y ajoutant son attachement aux textures soignées et son approche expérimentale déjà développée à travers le reste de son œuvre. Au final il construit une œuvre mélancolique et émouvante, très éloignée des clichés et du ton de célébration rétrospective adopté par le revival actuel de la deep house, mais beaucoup plus proche de la réalité de cette musique telle qu’elle était vraiment vécue et produite à l’origine.
Benoit Deuxant