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Pointculture_cms | critique

BITCHES BREW [+ BONUS]

publié le

Jazz sorcier : quand Miles Davis endiablait funk, jazz et rock (grâce à Betty et Jimi), remastérisé

 

Un disque qui, de toute l’histoire des meilleures ventes de CD de jazz, se situe en troisième position (après Kind of Blue – de Miles Davis lui-même ! – et Time out – de Dave Brubeck), ça interpelle. Surtout lorsqu’on pense à toutes les richesses discographiques concurrentes, souvent plus faciles d’accès, qui auraient pu emporter la palme. Car Bitches Brew, tout en constituant un croisement entre jazz d’une part, rock et funk de l’autre, demande une autre sorte d’écoute qu’un jazz de base, un rock qui roque et un funk qu’est funky. Mais il est vrai que Bitches Brew n’est pas non plus du free-jazz, alors que cette voie musicale est en plein essor à la fin des années ‘60, où éclot « Bouillon de garces ». Désolé pour cette traduction un peu abrupte, mais c’est bien la signification (la plus polie) de Bitches Brew, qui aurait dû s’appeler « Witches Brew », autrement dit « Breuvage de sorcières » (nettement plus relevé), si la provocante Betty Davis, épouse de Miles Davis à l’époque, n’était passée par là.

miles

Ce qui est clair c’est que, contrairement aux puristes du jazz qui s’en détournèrent, le public rock et le public funk trouvèrent dans cet album une résonance forte avec leurs univers musicaux respectifs. Même si – et c’est là un phénomène intéressant – on est loin des canevas des morceaux de rock et de funk habituels. Ne fût-ce que par la durée des plages (sauf les versions 45 tours incontournables à l’époque, la durée des morceaux de Bitches Brew se situe entre dix et vingt minutes) et par l’absence totale de structure préétablie des compositions. À cet égard, ce n’est pas le talent du trompettiste qui s’exprime mais celui du très inspiré directeur des ressources humaines qu’était Miles Davis, dans le créneau « détection de talents ». Une compétence extrêmement développée qui fit grandement partie de son génie, au point d’avoir généré un véritable principe de création musicale, qui perdura au long de toute sa carrière (sauf les grandes orchestrations de Gil EvansSketches of Spain – ou les albums de fin de carrière comme Tutu etc., écrits par Marcus Miller entre autres). Cette caractéristique génératrice est fortement présente à travers l’autobiographie de Miles : le principe de constitution des nombreuses formations qu’il a créées repose presque toujours sur l’association de personnalités dont il a eu l’intuition que la somme de leurs individualités produirait le résultat le plus multiplicateur pour mettre en valeur les idées musicales qu’il leur soumettrait. À mesure qu’il s’est libéré des contraintes d’écriture pour mettre en pratique son talent de « sélectionneur » et de coach,  Miles a fait jouer et enregistrer ses compositions par des musiciens qui, peu avant les séances de studio ou les concerts, ne savaient quasi rien de ce qui leur serait demandé ni de la musique qui leur serait proposée. C’est donc sur base d’éléments minimaux (un thème, un riff, quelques accords, un développement structurel basé sur des associations de couleurs soumises à des éclairages tour à tour ombragés ou jaillissants) qu’a été créé Bitches Brew, dans une atmosphère aussi électrisée qu’électrique au premier sens du terme. Car on est bien loin du quartette acoustique qu’avait constitué Miles dix ans plus tôt pour enregistrer le célébrissime Kind of Blue (disque pour l’enregistrement duquel les musiciens furent également briefés au dernier moment). C’est que Bitches Brew fut marqué par l’influence d’un musicien que Miles avait découvert un an plus tôt : Jimi Hendrix. Ce n’est cependant pas du jazz-rock qui découle de cette révélation, mais bien une sorte de jazz-rock-funk où s’expriment, bien plus que chez Hendrix, les racines afro-américaines de Miles. Vers la fin de sa vie, celui-ci avait dévoilé à Prince l’estime dans laquelle il le tenait (sentiment d’ailleurs réciproque) et il s’en fallut de peu qu’un projet commun se réalise entre les deux hommes. Car le funk a toujours coulé dans les veines du trompettiste, et la combinaison de cette musique avec la culture rock et la culture jazz fit éclore, dans Bitches Brew, un matériau organique tout à fait captivant sur le plan rythmique, là où le rock échoue souvent. En même temps, il est impossible de sous-estimer la composante jazz de cette musique, troisième élément d’une chimie gazeuse et bouillonnante où l’auditeur est prévenu, d’entrée de jeu, que ça ne va pas se passer comme d’habitude. On est dans un autre univers, ici le temps est suspendu par une déliquescence délibérée de la mélodie, par la circularité volontairement soûlante de l’harmonie, par « l’obsessionnalité » avouée de la rythmique. On est dans une musique expressément non évolutive, on est dans le flottement par-dessus le grouillement…

Tout cela n’a rien perdu de sa pertinence et de son envoûtement, même si les oreilles des auditeurs ont été diversement imbibées, dans les années 1970, de bien des expériences musicales dérivées du mouvement jazz-rock avec en tête Joe Zawinul, claviériste de Bitches Brew, fomenteur de Weather Report, suivi de près par John Mc Laughlin, guitariste de Bitches Brew, fondateur du Mahavishnu Orchestra, sans parler de Herbie Hancock et Chick Corea, claviéristes de Bitches Brew, cristallisateurs de nombreux projets, ou encore – pour sortir du cercle Miles Davis – par le mythique Soft Machine.

Mais la version « remastérisée », me direz-vous, qu’apporte-t-elle ? Eh bien en tout premier lieu, elle a le mérite de nous amener à découvrir (pour les plus jeunes) ou redécouvrir (pour les moins jeunes) une musique dont l’actualité est restée totale. Ensuite, sur le plan de la qualité sonore, la version d’aujourd’hui apporte… du souffle ! Insensé, dira-t-on, alors qu’on attendait une qualité meilleure. Mais c’est en fait le prix à payer pour bénéficier d’une  meilleure individualisation des instruments, qui se découpent avec de meilleurs contours que dans le mixage d’époque, contribuant à une plus grande clarté générale.

La réédition est présentée sous forme de 2 CD et d’un DVD en bonus, contenant un concert live à Copenhague en 1969. Tous les morceaux de l’édition de 1970 n’y figurent pas (il en manque deux). En revanche, des versions différentes de certaines compositions sont présentées, ce qui nous permet par exemple d’entendre ce qu’était la version 45 tours (moins de 3 min) de « Miles Runs the Voodoo Down » comparée à la version 33 tours (14 min), ou autres prises alternatives ou live. Tout est musicalement là, en tout cas, pour faire flotter l’auditeur par-dessus l’envoûtant grouillement des doubles guitares, doubles claviers, doubles batteries, congas, saxophone, et clarinette basse, étroitement enchevêtrés dans un extatique bouillon de… cultures.

Claude Janssens

 

 

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